L’article 20 de la loi de programmation militaire, promulguée le 19 décembre 2013, autorise une surveillance généralisée des données numériques (…). Erigé en priorité absolue, l’impératif de sécurité change souvent de prétexte (subversion politique, « terrorisme ») mais conserve sa visée : gouverner les populations.
Pour comprendre son origine et tenter de le déjouer, il faut remonter au XVIIIe siècle…
La formule « pour raisons de sécurité » (« for security reasons », « per ragioni di sicurezza ») fonctionne comme un argument d’autorité qui, coupant court à toute discussion, permet d’imposer des perspectives et des mesures que l’on n’accepterait pas sans cela. Il faut lui opposer l’analyse d’un concept d’apparence anodine, mais qui semble avoir supplanté toute autre notion politique : la sécurité.
On pourrait penser que le but des politiques de sécurité est simplement de prévenir des dangers, des troubles, voire des catastrophes. Une certaine généalogie fait en effet remonter l’origine du concept au dicton romain Salus publica suprema lex (« Le salut du peuple est la loi suprême »), et l’inscrit ainsi dans le paradigme de l’état d’exception
Quoique correcte, cette généalogie ne permet pas de comprendre les dispositifs de sécurité contemporains.
Les procédures d’exception visent une menace immédiate et réelle qu’il faut éliminer en suspendant pour un temps limité les garanties de la loi ; les « raisons de sécurité » dont on parle aujourd’hui constituent au contraire une technique de gouvernement normale et permanente.
Prévenir les troubles ou les canaliser ?
Son article consacré aux « Grains » dans l’Encyclopédie demeure, deux siècles et demi plus tard, indispensable pour comprendre le mode de gouvernement actuel. Voltaire dira d’ailleurs qu’une fois ce texte paru les Parisiens cessèrent de discuter de théâtre et de littérature pour parler d’économie et d’agriculture…
L’un des principaux problèmes que les gouvernements devaient alors affronter était celui des disettes et des famines. Jusqu’à Quesnay, ils essayaient de les prévenir en créant des greniers publics et en interdisant l’exportation de grains. Mais ces mesures préventives avaient des effets négatifs sur la production. L’idée de Quesnay fut de renverser le procédé : au lieu d’essayer de prévenir les famines, il fallait les laisser se produire et, par la libéralisation du commerce extérieur et intérieur, les gouverner une fois qu’elles s’étaient produites. « Gouverner » reprend ici son sens étymologique : un bon pilote – celui qui tient le gouvernail – ne peut pas éviter la tempête mais, si elle survient, il doit être capable de diriger son bateau.
(…) Puisqu’il est vain ou en tout cas coûteux de gouverner les causes, il est plus utile et plus sûr de gouverner les effets. L’importance de cet axiome n’est pas négligeable : il régit nos sociétés, de l’économie à l’écologie, de la politique étrangère et militaire jusqu’aux mesures internes de sécurité et de police. C’est également lui qui permet de comprendre la convergence autrement mystérieuse entre un libéralisme absolu en économie et un contrôle sécuritaire sans précédent.
Prenons deux exemples pour illustrer cette apparente contradiction. Celui de l’eau potable, tout d’abord. Bien qu’on sache que celle-ci va bientôt manquer sur une grande partie de la planète, aucun pays ne mène une politique sérieuse pour en éviter le gaspillage. En revanche, on voit se développer et se multiplier, aux quatre coins du globe, les techniques et les usines pour le traitement des eaux polluées – un grand marché en devenir.
Des voix se sont élevées pour attirer l’attention sur les dangers d’un contrôle absolu et sans limites de la part d’un pouvoir qui disposerait des données biométriques et génétiques de ses citoyens.
La multiplication croissante des dispositifs sécuritaires témoigne d’un changement de la conceptualité politique, au point que l’on peut légitimement se demander non seulement si les sociétés dans lesquelles nous vivons peuvent encore être qualifiées de démocratiques, mais aussi et avant tout si elles peuvent encore être considérées comme des sociétés politiques.
Selon Meier, ce processus de politisation spécifiquement grec a été transmis en héritage à la politique occidentale, dans laquelle la citoyenneté est restée — avec des hauts et des bas, certes — le facteur décisif.
Or c’est précisément ce facteur qui se trouve progressivement entraîné dans un processus inverse : un processus de dépolitisation. Jadis seuil de politisation actif et irréductible, la citoyenneté devient une condition purement passive, où l’action et l’inaction, le public et le privé s’estompent et se confondent. Ce qui se concrétisait par une activité quotidienne et une forme de vie se limite désormais à un statut juridique et à l’exercice d’un droit de vote ressemblant de plus en plus à un sondage d’opinion.
Les dispositifs de sécurité ont joué un rôle décisif dans ce processus.
La vidéosurveillance, de la prison à la rue
Cette indifférenciation se matérialise dans la vidéosurveillance des rues de nos villes. Ce dispositif a connu le même destin que les empreintes digitales : conçu pour les prisons, il a été progressivement étendu aux lieux publics. Or un espace vidéosurveillé n’est plus une agora, il n’a plus aucun caractère public ; c’est une zone grise entre le public et le privé, la prison et le forum. Ce déplacement de la notion de vie biologique vers le centre du politique explique le primat de l’identité physique sur l’identité politique.
Mais on ne saurait oublier que l’alignement de l’identité sociale sur l’identité corporelle a commencé avec le souci d’identifier les criminels récidivistes et les individus dangereux.
L’Etat dans lequel nous vivons à présent en Europe n’est pas un Etat de discipline, mais plutôt – selon la formule de Gilles Deleuze – un « Etat de contrôle » : il n’a pas pour but d’ordonner et de discipliner, mais de gérer et de contrôler.
Une vie politique devenue impossible
En se plaçant sous le signe de la sécurité, l’Etat moderne sort du domaine du politique pour entrer dans un no man’s land dont on perçoit mal la géographie et les frontières et pour lequel la conceptualité nous fait défaut. Cet Etat, dont le nom renvoie étymologiquement à une absence de souci (securus : sine cura), ne peut au contraire que nous rendre plus soucieux des dangers qu’il fait courir à la démocratie, puisqu’une vie politique y est devenue impossible ; or démocratie et vie politique sont – du moins dans notre tradition – synonymes.
Face à un tel Etat, il nous faut repenser les stratégies traditionnelles du conflit politique. Dans le paradigme sécuritaire, tout conflit et toute tentative plus ou moins violente de renverser le pouvoir fournissent à l’Etat l’occasion d’en gouverner les effets au profit d’intérêts qui lui sont propres. C’est ce que montre la dialectique qui associe étroitement terrorisme et réponse de l’Etat dans une spirale vicieuse. La tradition politique de la modernité a pensé les changements politiques radicaux sous la forme d’une révolution qui agit comme le pouvoir constituant d’un nouvel ordre constitué. Il faut abandonner ce modèle pour penser plutôt une puissance purement destituante, qui ne saurait être captée par le dispositif sécuritaire et précipitée dans la spirale vicieuse de la violence. Si l’on veut arrêter la dérive antidémocratique de l’Etat sécuritaire, le problème des formes et des moyens d’une telle puissance destituante constitue bien la question politique essentielle qu’il nous faudra penser au cours des années qui viennent.
Giorgio Agamben – Philosophe, auteur entre autres de L’Homme sans contenu, Circé, Belval (Vosges), 2013. Article trouvé dans le N° Janv. 2014, Le Monde Diplomatique (Extraits) – Permalien