« Jamais nous ne nous lasserons d’offenser les imbéciles ».
Citation de Georges Bernanos
(…) Sans doute passablement plus embarrassant que les diversions militaires du Mali ou sociétales du mariage pour tous, l’épisode Cahuzac n’en a pas moins la vertu superficielle d’occuper les esprits à penser à autre chose – autre chose que le réel des politiques économiques et sociales dont les historiens du futur regarderont comme une insondable énigme qu’elles aient pu être proposées au suffrage sous le titre « le changement, c’est maintenant ».
Sauf vocation à épouser l’Europe libérale, la raison en cercle et le socialisme de gouvernement jusqu’au bout de l’austérité, à l’image de Libération par exemple, c’est bien l’impressionnante continuité de la politique économique qui frappe n’importe quel regard, à commencer bien sûr par la reconduction telle quelle des grandes contraintes européennes – objectif insane des 3 % en pleine récession et pacte budgétaire européen (TSCG) négocié-Sarkozy ratifié-Hollande -, mais complétée par le déploiement intégral du modèle compétitivité-flexibilité, simplement rêvé par le prédécesseur, enfin réalisé par le successeur.
1983, 2012 : d’un basculement à l’autre
Sans vouloir empiler les paradoxes, il se pourrait pourtant que cette continuité-là recouvre un « changement qui est maintenant », bien réel celui-là, un changement non pas d’orientation de la politique publique – puisque de ce point de vue, c’est bien le même qui prolonge le même ! -, mais un changement plus profond et plus lourd, qui précisément rend possible que la « gauche » poursuive la politique de la droite à ce point d’indistinction : un changement d’alliance de classes. Sans doute l’issue d’une trajectoire historique de long terme qui l’aura vu se déporter tendanciellement, et irréversiblement, vers la droite, le socialisme de gouvernement, après avoir abandonné la classe ouvrière pour se vouer aux dites « classes moyennes », puis « moyennes-supérieures », mais, formellement, toujours « dans le salariat », a maintenant fait, un cran plus loin, le choix de l’alliance… avec le capital.
Peut-être faudra-t-il le recul du temps pour prendre la mesure du basculement historique qui s’est opéré pendant l’automne 2012, quatre mois décisifs inaugurés avec l’invraisemblable ambassade d’un premier ministre « socialiste » à l’université d’été du MEDEF, et clôturés (sans doute très provisoirement) avec l’accord national interprofessionnel (ANI), en passant par la pathétique affaire des pigeons et le rapport Gallois, tous éléments dont la séquence, remarquablement cohérente, se compare aisément à ce que fut le tournant de 1983, et même davantage. Car si 1983 ouvre une longue période où, par simple reddition idéologique, les politiques socialistes se trouvent dévaler la pente néolibérale, 2012 marque une rupture d’un tout autre format : celle de l’entrée dans la collaboration délibérée avec le capital.
Non plus seulement donc des politiques qui se trouvent servir indirectement les intérêts du capital – indirectement puisque médiatisées par les grandes abstractions macroéconomiques des années 1980-1990 (la désinflation compétitive, la monnaie unique, l’indépendance de la banque centrale, etc.), dont la généralité permettait de masquer les effets particuliers, au moins aux malvoyants ou aux réfugiés de la cécité volontaire.
Mais des politiques désormais très ouvertement passées du côté du capital, pour entrer avec lui non dans un compromis mais dans une authentique alliance, puisque tout rapport de force a disparu de cette relation-là. 1983 annonçait une politique de terrain, entendre par là aménagement général du parc à thème néolibéral (Europe de la concurrence, mondialisation, normalisation des politiques économiques), aux bénéfices (en apparence) simplement collatéraux pour le capital. 2012 voit une politique de service avec satisfaction directe et immédiate de ses injonctions. (…)
Impasse de la « compétitivité »
Il faut en effet tout le pouvoir de distorsion de la vue néolibérale du monde pour persister à voir dans la situation économique présente une crise d’offre, et à perdre de vue les enchaînements, pourtant massifs, qui nous ont menés là où nous sommes. La crise qui suit un choc financier comme celui de 2007-2008 n’est pas une crise d’offre, mais une crise de demande par contraction du crédit, une crise d’effondrement cumulatif de l’investissement et de la consommation par incapacité des agents à renouveler leurs financements ordinaires (spécialement les entreprises), à plus forte raison quand l’irrationalité des politiques publiques se ligue aux désastres de la finance privée pour ajouter de la récession à la récession.
Dans les promesses, décidément abondantes, de sidération rétrospective des historiens du futur, il est certain que l’acharnement européen dans l’austérité collective, en dépit même du spectacle évident de ses catastrophiques effets, occupera une place de choix. Organisant eux-mêmes la contraction de leurs demandes internes, les Etats européens s’imaginent trouver le salut dans les relais de « croissance externe » – raison d’être des stratégies Gallois de « compétitivité » – , au prix d’une double erreur tragique.
En premier lieu, le commerce extérieur des Etats européens étant essentiellement intra-européen, la demande extérieure des uns est surtout fonction de la demande intérieure des autres… et tous s’entraînent collectivement dans la même déveine en s’appliquant une austérité à échelle continentale bien faite pour maximiser ses synergies négatives.
En second lieu, il semble que les élites européennes n’aient toujours pas accédé à cette idée pourtant élémentaire que les stratégies de compétitivité sont des stratégies non-coopératives, puisqu’elles visent à la constitution d’un avantage unilatéral, des stratégies différentielles donc, par là vouée à la nullité quand elles sont appliquées simultanément par tous -par construction, elles ne créent alors plus aucune différence ! (…)
Impasse de la « flexibilité »
C’est le même genre d’effondrement politique et mental qui rend possible au gouvernement présent de donner son débonnaire patronage à un accord minoritaire (l’ANI- (1)) voué à simplement ratifier le rapport de force capital-travail dans sa configuration la plus défavorable au travail (en situation de chômage de masse), pour tout accorder ou presque au capital, émouvant spectacle du tête-à-tête complice de la CFDT et du MEDEF, conclu comme il se doit dans la concorde et avec la bénédiction des socialistes, trop heureux de s’abandonner au « contractualisme » des « partenaires sociaux », c’est-à-dire d’être exonérés de la responsabilité de légiférer pour remettre droit ce que les rapports de force ont nécessairement tordu. Lacordaire ne rappelait-il pas qu’« entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit » ?
Mais nul ne sait plus de quand date l’oubli socialiste de la loi comme unique moyen de défaire les asymétries du capitalisme. En tout cas Franck Lepage, qui ne cesse d’attirer l’attention sur les pièges politiques enfermés dans les mots les plus innocents d’apparence, et souligne notamment tout ce qu’emporte de rassembler patronat et syndicats sous l’irénique appellation de « partenaires sociaux » – dénégation même du conflit intrinsèque, central et indépassable du capitalisme -, aurait tort dans le cas présent : de ces deux-là, MEDEF et CFDT, on peut bien dire sans aucun abus de langage qu’ils sont partenaires… (…)
Les laisser flexibiliser à outrance ne changera pas davantage cet état de fait – comme l’atteste d’ailleurs l’immensité des gains de flexibilisation engrangés par les entreprises depuis trois décennies sans jamais avoir pu remettre l’économie sur la trajectoire d’un régime d’accumulation durablement créateur d’emplois – et l’état de délabrement doctrinal de ce gouvernement se mesure à sa capacité de gober tous les discours de l’offre au cœur d’une crise historique de demande ! (…)
La nouvelle alliance de classes du PS
Ni le rapport Gallois, ni l’ANI ne produiront le moindre bénéfice – autres que les commodités livrées sur un plateau au capital. Mais l’automne 2012 n’est pas que celui des contresens techniques, il est aussi celui des abandons symboliques et des retournements stratégiques.
Symbolique – quoique coûteuse également – la lamentable passe d’armes avec les « pigeons », mouvement revanchard d’un quarteron d’entrepreneurs, occupés à persuader l’opinion qu’ils ne sont mus que par la passion d’entreprendre quand la passion de s’enrichir est la seule chose qui les mette réellement en mouvement.
Mais ce n’est pas tant ici l’obscénité des pulsions cupides entièrement libérées, soustraites à toute régulation de la décence, (…) et l’incroyable reddition en rase campagne d’un gouvernement décomposé de panique au premier haussement de voix des « entrepreneurs ». En une semaine l’affaire est entendue et le pouvoir, pourtant installé depuis quatre mois à peine, a tout cédé.
S’il a tout cédé, et si vite, c’est qu’il avait déjà pris son parti. Le parti du capital. Car derrière les concessions sans fin de l’ANI et du rapport Gallois, derrière la retraite sans combattre face à l’agitation médiatique de quelques « entrepreneurs » – sans la moindre tentative de construction d’un rapport de force, ni la première contestation de leurs arguments -, il y a malheureusement une ligne. Une ligne terrorisée, qui prenant conscience de la gravité de la situation économique, mais incapable de penser le moindre affranchissement du carcan européen, s’imagine n’avoir plus pour planche de salut que de se jeter dans les bras des entreprises. (…)
Au mépris de toute logique, politique aussi bien qu’économique, le gouvernement socialiste, rendu au dernier degré de l’intoxication intellectuelle, a donc pris pour ligne stratégique de s’en remettre en tout, et pour tout, à la fortune du capital, sans doute sur la base des allégations répétées, et désormais prises pour argent comptant, que « seuls les entrepreneurs créent des emplois », proposition pourtant doublement fausse : d’abord parce que c’est la conjoncture d’ensemble qui détermine l’emploi – et les entreprises ne font qu’opérer (localement) des créations d’emploi en fait déterminées au-dessus d’elles ; ensuite parce que, depuis trente ans, les « entrepreneurs » ont bien davantage démontré leur capacité à détruire des emplois que leur capacité à en créer… (…)
La bascule de l’automne 2012 et la nouvelle alliance du socialisme de gouvernement suggèrent une autre ligne de partage, tracée d’après les positions face à la prise d’otage du capital : validée ou contestée ?
Validée, et tout est fait pour donner satisfaction au capital, c’est-à-dire consentir à un état des choses qui fait jouer le jeu de l’économie à ses conditions – c’est la droite.
Contestée, et la capture privative du bien collectif en quoi consistent les conditions de la vie matérielle de la société est jugée intolérable en principe, les structures économiques sont modifiées pour en contrecarrer les effets, éventuellement les annuler en visant une sortie du capitalisme, en tout cas identifier comme seul objectif politique pertinent de rendre du pouvoir au grand nombre contre le petit – c’est la gauche façon PS.
Que ce soit sous le critère du « cadre » ou celui de la « prise d’otage », il est bien clair que le Parti socialiste n’est plus de gauche. (…) Une fois n’est pas coutume, on peut ici retenir de Camus que « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », et qu’en effet, persister à nommer « gauche » le Parti socialiste n’a pas cessé d’ajouter au malheur politique de notre monde : en barrant longtemps la possibilité d’une (vraie) gauche.
Frédéric Lordon – Web « Le monde Diplomatique » Permalien – Extraits d’un article intitulé « Le balai, la moindre des choses » –
Notes
(1) ANI : Accord National Interprofessionnel, signé le 11 janvier 2013 par le MEDEF, la CFDT, la CFTC et la CFE-CGC.