Presse gratuite : « Un lectorat laissé en déshérence d’opinion »

Un dossier trouvé dans l’Hebdomadaire Politis N°1281, 12/18 Dec 2013 a attiré notre attention, il est signé par plusieurs journalistes, Denis Sieffert, Jean-Claude Renard, Patrick Piro, Véronique Descloitres , en voici des extraits. MC

Journaux gratuits : L’information low cost

Quelle idéologie véhiculent des journaux entièrement voués à la publicité ? Quelles habitudes de lecture produisent-ils ? Nous avons posé ces questions à un historien des médias, à des étudiants lecteurs de gratuits et au directeur de la rédaction de l’un de ces titres.

Dans nos villes, les transports en commun connaissent cinq catégories de voyageurs : ceux qui lisent un livre (minoritaires), ceux qui ont le regard dans le vague, ceux qui psalmodient au rythme de la musique que déverse leur baladeur, ceux qui pianotent sur leur Smartphone et ceux qui lisent un bon vieux journal en papier. (…) C’est la tribu des lecteurs de journaux qui nous intéresse ici. Menacés d’extinction il y a seulement une dizaine d’années, ils ont repris du poil de la bête.

Denis Sieffert

Patrick Eveno : La presse gratuite n’occuperait pas un tel espace si la presse populaire n’avait pas disparu du paysage, estime Patrick Eveno. En ce sens, c’est toute une pédagogie de l’information qui ne s’exerce plus, au profit de médias au contenu tiède, gouverné par la publicité.

À qui s’adresse la presse gratuite ?

P. Eveno : Longtemps, il y a eu la presse d’annonces, l’ancêtre de nos gratuits, une presse très populaire, rurale aussi. Aujourd’hui, entre Metro et 20 minutes, apparus en 2002, suivis de Direct Matin, c’est une presse qui s’adresse au public populaire des grandes agglomérations, aux personnes qui travaillent, pour la plupart, puisqu’elle est distribuée à l’entrée ou à la sortie des transports en commun tôt le matin. Ce sont des gens que la presse quotidienne régionale et nationale, plus élitiste, avait laissés en déshérence. Depuis les années 1970 et le déclin de France-Soir, il n’y a plus de presse populaire en France (…)

Que sait-on de son lectorat ? Quel est son profil ? Pour qui vote-t-il ?

P. Eveno : C’est un lectorat qui vote un peu pour tout le monde. C’est sans doute le lectorat le mieux réparti politiquement, très divers, représenté par les classes moyennes et populaires, les employés, les ouvriers. Dans l’ensemble, ce ne sont pas les classes supérieures ni les professions libérales qui lisent ces journaux. On y retrouve donc des électeurs du Front national comme du Parti communiste.

Quel poids peut exercer cette presse dans l’opinion ?

P. Eveno : Il me semble que son influence est très faible, dans la mesure où il s’agit d’une presse modérée, lisse, qui prend peu position. (…) C’est lié à son public : les gratuits sont obligés de s’adresser à l’ensemble de l’éventail politique français. Donc, pour ne choquer personne, il faut un robinet d’eau tiède. (…)

N’a-t-elle pas facilité l’idée que l’information est futile, qu’elle est un produit comme un autre ?

P. Eveno : C’est en effet une idée qui est dans l’air du temps depuis quelques années en France, qui veut que, finalement, l’information soit un bruit de fond dont on a besoin pour discuter avec ses collègues, en famille, entre voisins, mais qui n’aille guère plus loin que cette écume. D’où le nombre d’émissions télévisées où se mélangent rires et informations, où l’on installe une distance avec l’information fondamentale. (…)

Le contenu des gratuits semble parfois copié sur les journaux télévisés, avec son uniformisation, ses affirmations et promotions, sans beaucoup de recul ni d’analyse…

P. Eveno : Oui, dans la mesure où les journaux télévisés privilégient aussi les sujets courts, avec éventuellement un développement rapide. Une minute et trente secondes tiennent largement dans une vingtaine de lignes du journal. Dans les deux cas, ce sont donc souvent des sujets superficiels, factuels, sans volonté d’explication ni d’approfondissement.  (…)

La presse gratuite serait-elle alors le symbole de la rupture entre les élites et le peuple ?

P. Eveno : C’est en effet un phénomène à relier avec la disparition de la presse populaire, comme nous le disions plus haut. Or, la presse devrait être aussi la pédagogie de la démocratie. Il n’y a pas de démocratie vivante sans explication de texte. Dans ce sens, la presse gratuite ne fait qu’une partie du travail.  (…)

L’auteur Patrick Eveno est professeur en histoire des médias à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, enseignant à l’École supérieure de journalisme de Lille et à l’Institut pratique de journalisme de Paris.

Presse gratuite : d’abord vendre de la pub…

Les journaux gratuits ont (…) marginalisé l’information au profit des annonceurs.

(…) Les gratuits de 2013 ont totalement inversé le rapport entre l’information et la pub. Comme le disait jadis l’ex-patron de TF1, Patrice Le Lay, il s’agit de « vendre à Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible ». La pub représente pour les trois gratuits parisiens plus de la moitié de la surface du journal. Ce qui ne peut aller sans une forme de conditionnement. Ce renversement de logique en implique peut-être un autre. Le produit proposé, bref et apparemment factuel, n’est pas déterminé à partir d’une demande du lectorat « jeune et urbain » ciblé par les gratuits, mais par un impératif économique. C’est l’information low cost. Le plus souvent un extrait de dépêche d’agence, sans la moindre valeur ajoutée. (…)

Il faut le reconnaître, les gratuits d’information sont en général performants sur le terrain de la pédagogie de base, jusqu’à la simplification outrancière.

En France, en 2002, sont arrivés Metro, puis 20 minutes et Direct Matin. Aujourd’hui, Metro, renommé Metronews, appartient à TF1, après que les Suédois se sont retirés progressivement ; 20 minutes est au groupe Ouest France ; Direct Matin à Vincent Bolloré. Sur l’ensemble du territoire, quotidiennement (hors jours fériés et vacances scolaires), Metronews distribue 763 000 exemplaires, Direct Matin 935 000 et 20 Minutes 992 000 (sources OJD).

En 2011, le chiffre d’affaires de la presse gratuite d’information s’élevait à 370 millions d’euros. Seul 20 Minutes est rentable. En 2011, le titre dégageait un bénéfice de 2,5 millions (pour un chiffre d’affaires de 60,6 millions) tandis que Direct matin enregistrait une perte de 10 millions, et Metronews de 3 millions.

S’il n’y a pas de « gratuits de gauche », il y a bien des gratuits de droite. En pleine « affaire Taubira », comme le dit l’appel de une, Metronews n’a rien trouvé de plus urgent que d’interviewer Marine Le Pen. Une interview labellisée groupe TF1, puisque réalisée en commun avec la chaîne d’information en continu LCI. La une et deux pages d’ouverture pour laisser dire à la dirigeante du FN qu’il n’y a « pas de montée du racisme » en France. Un espace inhabituel pour un journal qui pratique les petits formats.

L’exploitation des peurs est aussi le lot quotidien de cette presse. Au lendemain de l’affaire du tireur de Libération, Direct matin titre sobrement : « Terreur sur la ville ». Un titre qui n’est pas sans rappeler le fameux « la France a peur » qui fit en 1976 l’ouverture d’un journal télévisé… de TF1. (…)

Les gratuits font-ils du tort aux quotidiens régionaux ou nationaux payants ? Un « expert de la diffusion » de l’Office de justification de la diffusion (OJD) cité par l’Express le nie farouchement : « Si les quotidiens, régionaux et nationaux, se vendent effectivement moins bien depuis dix ans, on peut imputer ce repli à différents facteurs comme les coûts de fabrication, de diffusion ou de vieillissement des formules, mais pas à l’arrivée des gratuits. » L’argumentation, si l’on peut dire, est un peu courte.

On notera tout de même au passage la pression exercée sur « les coûts de fabrication ». Ce ne sont pas les coûts de reportage ou d’enquête qui écrasent Metronews. Quant au patron de 20 Minutes, il a cet argument spécieux : « Depuis 1995, l’essor d’Internet a installé une culture de la gratuité de l’info. Il n’y a donc, selon moi, plus de débat gratuit/payant. » Il est bien le seul à considérer qu’il n’y a plus de débat gratuit/payant, y compris et surtout sur le Net. Sans compter que le « débat » existe pour un kiosquier qui tente de vendre ses journaux à quelques mètres d’un présentoir à gratuits. (…)