Entretien avec Robert Badinter – Extrait
« La peur ronge notre société », disiez-vous récemment. A quoi tient cette peur selon vous? Peut-on la conjurer?
Robert Badinter. Il y a une angoisse permanente chez nos concitoyens; cette peur, constante, s’explique par la présence de 4,8 millions de chômeurs, à temps complet ou partiel.
Dans beaucoup de foyers, on redoute de perdre son emploi, de n’en plus retrouver, on s’inquiète pour l’avenir des enfants, pour le sort du conjoint. (…) Le corps social français est atteint de la maladie du chômage. Vous avez donc l’inquiétude, et pire encore, une mélancolie profonde. « Cela ira encore plus mal demain qu’aujourd’hui. » C’est le sentiment de fond de la société française.
Cette peur semble alimenter d’autres délires irrationnels, comme la libération de la parole raciste…
Il faut relativiser cette réalité à l’échelle de l’histoire. Quand j’entends certains de mes amis souligner l’augmentation des insultes antisémites et racistes, je me souviens de mon enfance. Je me revois encore dans les années 1937-1939, quand j’allais au lycée, découvrant les insultes sur les murs : « Mort aux Juifs, mort à Blum ». Même les violences verbales odieuses d’aujourd’hui ne sont pas comparables aux discours d’avant-guerre, sans parler de l’occupation. Cela ne veut pas dire qu’on peut les négliger. Au contraire, il faut les condamner fermement.
Comment avez-vous réagi aux attaques racistes dont Christiane Taubira a fait l’objet ?
L’assimiler à une guenon comme l’a fait le journal Minute est une infamie. C’est du racisme à l’état pur. Il (…) faut s’interroger sur les ressorts cachés de ce propos. Est-ce un coup médiatique pour qu’on parle d’un journal que beaucoup croyaient mort? Ou est-ce le signe d’un racisme latent au sein de notre société? Quand des enfants brandissent des bananes et insultent madame Taubira, je vois le retour d’un racisme colonialiste que l’on croyait disparu.
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Comment percevez-vous l’évolution d’une formule dont vous êtes l’auteur : la « lepénisation des esprits »?
J’ai formulé cette expression lors du vote des lois sur la nationalité, sécuritaires, anti-immigration, en 1997. Quinze ans plus tard, je continue à penser de la même façon, que lier comme on l’a fait immigration et insécurité ne fait que nourrir le Front national. Le FN joue sur les deux tableaux : la peur et la xénophobie, hélas très ancrée dans l’histoire de la République. Au moment de la crise des années 30, la France était déjà marquée par une montée virulente de la xénophobie.
Le discours de Manuel Valls ne vous dérange-t-il pas?
Manuel Valls est ministre de l’Intérieur. Il existe un principe de gouvernement : l’ État de droit ne peut pas être l’ État de faiblesse. Sinon, la confiance dans la République disparaît. On ne peut pas reprocher au ministre de l’Intérieur de vouloir faire appliquer la loi avec fermeté.
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Il n’y aurait donc pas selon vous une distorsion si forte à gauche entre une position incarnée par Manuel Valls et une autre par Christiane Taubira ?
Je suis sensible au talent oratoire de madame Taubira. C’est une femme qui tient très haut la flamme de l’éloquence dans une époque qui en est peu soucieuse. Cela me touche. Son expression colorée s’inscrit dans la lignée des grands orateurs de jadis, Gaston Monnerville ou Aimé Césaire.
Madame Taubira est une femme de conviction. Quant aux attaques politiques dont elle fait l’objet de la part de la droite sécuritaire, il suffit de s’interroger : en quoi la réforme pénale, qui n’est pas encore votée, peut nuire à l’action de la police? (…) Quant aux circulaires adressées aux parquets qui rappellent à juste titre qu’il faut incarcérer le moins possible pour prévenir la récidive, notamment des jeunes délinquants, au regard des conditions d’incarcération aujourd’hui dans les maisons d’arrêt, il y a consensus à cet égard dans le monde judiciaire.
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L’avènement de François Mitterrand s’est accompagné d’une multitude de réformes sociétales, dont l’abolition de la peine de mort. Pourquoi François Hollande n’a t-il pas réussi à faire de même?
Les temps sont différents. Quand nous sommes arrivés au pouvoir en 1981, il y avait vingt-trois ans que la gauche ne l’avait pas exercé. Il y avait eu dans la société des changements profonds de mentalité et notamment du fait de l’événement majeur que représentait à cet égard Mai 68.
(…) Aujourd’hui, pour la plupart des Français, la question majeure, c’est le chômage. La priorité de l’action de François Hollande est donc légitimement tournée vers l’économie et le social.
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En 1992, vous aviez vivement réagi lors des huées qui accompagnaient l’arrivée de François Mitterrand lors de la cérémonie de la rafle du Vél d’Hiv. Comment avez-vous perçu les sifflets du 11 novembre, à l’encontre de François Hollande ?
En 1992, il s’agissait de commémorer la rafle du Vél d’Hiv. Je me suis souvenu de la formule de ma grand-mère : « Quand nous parlons des morts, ils nous écoutent. » Une phrase que je n’ai jamais oubliée.
Le 11 novembre, ceux dont on parle reposent sous les croix de bois. On peut aimer ou non la politique ou la personnalité du président de la République mais il y a des principes dont on ne doit pas s’écarter. A l’heure des commémorations, le Président, élu au suffrage universel, incarne la nation tout entière. 1 500000 jeunes hommes sont morts durant la Grande Guerre pour défendre la France. Le souvenir de leur sacrifice impose le silence à tous.
Quel regard portez-vous sur l’évolution du Front national?
Je n’ai pas de fascination pour le FN, je ne passe pas tous les jours au microscope les déclarations de Marine Le Pen! Son idéologie est connue. Du temps de Front national de papa, les éclats étaient plus vifs, ses liens avec Minute étaient notoires. Aujourd’hui, le ton est plus doux et d’ailleurs Marine Le Pen a condamné le journal. Dont acte. Le FN, comme tout mouvement politique, doit s’adapter ou disparaître. Le style peut changer, le fond demeure le même. (…)
Propos recueillis par David Doucet et Jean-Marie Durand – Les Inrockuptibles N°938