Un éditorial paru dans les Inrockuptibles numéro 937 a retenu toute mon attention. Signé des Frédéric Bonnaud titré : « le vice de la vertu », il me semble refléter tous les problèmes et raisons d’une hypocrisie autour d’une proposition de loi présentée par la député Maud Olivier et pénalisant le recours à des prostituées.
J’ai déjà dit dans un précédent à article,les raisons de mon opposition à une telle pénalisation assortie par contre de propositions. Vous pouvez retrouver mes propos par un CLIC mais vous pouvez également exprimer votre accord ou désaccord sur ce sujet de société.
Le vice de la vertu
1 – Le 27 novembre, l’Assemblée nationale examinera une proposition de loi déposée par le groupe socialiste, sous l’impulsion de la députée Maud Olivier, pénalisant le recours à des prostitué(e)s. Ce texte prévoit une amende allant jusqu’à 1 500 euros en cas d’utilisation de services sexuels. Il sera évidemment voté.
Déjà peu audibles, et fort peu entendus par le groupe de travail parlementaire, les divers opposants au projet ont été réduits au silence par la brillante initiative de la toujours inspirée Elisabeth Lévy pour sa revue « Causeur ». Le succès médiatique du « Manifeste des 343 salauds », finement titré « Touche pas à ma pute ! », fait que le monde paraît désormais partagé entre des beaufs décomplexés qui entendent jouir sans entraves et de gentils élus qui défendent les droits imprescriptibles d’êtres humains réduits en esclavage.
D’un côté, une défense du libéralisme le plus sauvage, mâtiné d’une bonne grosse dose de soixantuitardisme abâtardi, avec l’avocat de DSK parmi les signataires pour faire bonne mesure ; de l’autre, la régulation sociale-démocrate, si impuissante sur tant d’autres sujets, mais qui considère qu’une société évoluée et pacifiée ne saurait laisser prospérer de telles zones d’ombre, indignes et pas si fatales que cela.
2 – Une fois de plus, dans une société de la simplification binaire et de la grande déception politique, chacun est sommé de choisir entre obscénité sévèrement humée et puritanisme féministe, sur de purs principes réduits à leur caricature. La question de la réalité multiple des faits ne sera pas posée. Surtout pas.
3 – Qu’importe qu’une capitaine de gendarmerie, Karine Béguin, chef du département investigations sur internet de la division de lutte contre la cybercriminalité, vienne expliquer à la commission parlementaire qu’il sera bien compliqué de prendre en flagrant délit un client qui prend rendez-vous en ligne (Libération, 30 octobre); qu’importe que la sénatrice EELV Esther Benbassa ait le courage de répéter encore et encore qu’ « au nom d’une hypothétique moralisation du pays et de l’émancipation des femmes, les prohibitionnistes vont sacrifier la santé, la sécurité et les maigres revenus de personnes qui sont parmi les plus précarisées de notre société. (…) Le seul combat qui vaille est le combat contre le proxénétisme et la traite des êtres humains. Une croisade contre les clients n’y contribuera en rien » (JDD, 3 novembre); qu’importe que Françoise Gil, sociologue, auteur de « Prostitution : fantasmes et réalités » (ESF éditeur, 2012), dans un passionnant tchat sur lemonde.fr (31 octobre), s’escrime à décrire les différentes situations de la prostitution et s’insurge contre le fait « qu’on n’écoute jamais les premières concernées »; qu’importe que le Strass (Syndicat du travail sexuel) et d’autres organisations de prostitué(e)s dénoncent la « putophobie » de la commission parlementaire comme « l’abjection » des 343, l’une menant irrésistiblement à l’autre.
4 – Toute cette agitation autour de la prostitution a de forts relents d’hygiénisme social, comme le relève Esther Benbassa.
Il s’agit moins de combattre le proxénétisme et le trafic d’êtres humains que de se donner bonne conscience à peu de frais. Au mépris des effets, soit nuls, soit terriblement contre-productifs que risque d’engendrer la pénalisation des clients. Mais la moraline ne s’embarrasse guère de ce genre de détails, trop occupée à sauver malgré eux des hommes et des femmes qui ne lui ont rien demandé…
5 – Pour qu’ils s’informent à la meilleure source, celle de la grande littérature, conseil de lecture respectueux aux signataires de la tribune intitulée « Il faut interdire l’achat d’actes sexuels » (Le Monde, 8 novembre) : « Le noir est une couleur (1)» de Grisélidis Réal.
Fréderic Bonnaud
1) Résumé du livre. Après les années 60, Grisélidis Réal fuit l’Allemagne avec ses enfants et son amant Bill qu’elle a arraché de l’asile psychiatrique. Cet ouvrage autobiographique retrace la cavale de cette étrange famille, dans les bas-fonds insoupçonnés et trop rarement décrits d’une Allemagne méconnue : des boîtes de jazz pour GI’s aux campements tziganes en passant par le monde des trafiquants de marijuana, l’auteur raconte aussi sans pudeur sa lutte pour survivre coûte que coûte, frayant pour ne pas mourir avec la prostitution et la misère.
°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°
Putain de clients
Alors que certains députés reparlent de pénaliser les clients des prostituées,(l’article retrouvé a été écrit le 15/04/2011) la pièce « Clients« , très belle adaptation du « Carnet de bal d’une courtisane » de la prostituée Grisélidis Réal est reprise au Théâtre Paris-Villette. « Tous ces hommes je les ai aimés, ils me manquent. » écrivait-elle dans ce texte d’une brûlante actualité.
Ecrivain, peintre, prostituée
Née en 1929, morte en 2005, Grisélidis Réal repose à Genève, au cimetière des rois, près de Borges et de Jean Piaget. Près de Jean Calvin aussi, elle, la mécréante, la « catin révolutionnaire », qui demandait qu’à sa mort on fasse des passes sur sa tombe où étaient gravés ces trois mots : « écrivain, peintre, prostituée ».
Son premier livre, ‘Le Noir est une couleur’, paraît en 1974. Comme tous ceux qui paraîtront ensuite il raconte la vie de cette femme devenue prostituée au gré des événements, qui n’en tire aucune fierté ni sentiment de culpabilité. Elle parle de sexe crûment, c’est-à-dire naturellement, ne cherche pas à exciter par des procédés littéraires. Il ne s’agit pas de littérature érotique.
En 1975, elle est une figure de la prostitution et se bat pour que ses sœurs du trottoir obtiennent des droits légitimes. Elle créé Aspasie, un centre de documentation et une association des défense des travailleurs du sexe. Puis elle rencontre le journaliste Jean-Luc Hennig qui publiera un livre magnifique, ‘Grisélidis, courtisane’ (Albin Michel, 1981), qui contient des fragments du carnet dont un extrait paraît d’abord (en 1979), dans feue la revue « Le Fou parle » avant d’être intégralement édité en 2005 sous le titre ‘Carnet de bal d’une courtisane’ (aux éditions Verticales, comme ses autres livres).
221 clients
Clotilde Ramondou, qui avait déjà interprété les textes de l’auteur en 2007, joue et met en scène ‘Clients’, d’après ce carnet alphabétique que tient Grisélidis de 1977 à 1995 et qui contient les prénoms de ses 221 clients habituels. A chacun correspond une brève notice descriptive ainsi que les caresses que le client attend d’elle.
« C’est un aide-mémoire professionnel, précise la comédienne. Quand elle commence à l’écrire, elle a 48 ans, a vécu beaucoup de choses, a eu ses quatre enfants, de nombreuses fausses couches, des avortements, elle a fait de la prison en Allemagne pendant plusieurs mois, attrapé des maladies vénériennes, bref elle se sent un peu esquintée physiquement. Sa mémoire est en vrac et quand un client appelle de la cabine téléphonique en bas, elle prend son petit carnet. Il s’agit de ne pas perdre son temps et que le client soit content, qu’il se sente connu et reconnu. » Mais c’est aussi un carnet d’écrivain qui comporte des annotations fulgurantes comme « Micky immense voiture crépusculaire » ou « tu es une parenthèse dans le temps ».
Dans cette succession de biographies d’hommes qu’elle ne juge jamais, une histoire se dessine que met en scène Clotilde Ramondou avec retenue, un peu trop parfois, avec cérémonie aussi, en évitant absolument « les fantasmes et les clichés associés à la prostitution ».
Amours tarifées
Seule femme en scène, vêtue d’une robe écarlate, chaussée de hauts escarpins suggestifs, elle énumère de sa voix rauque la liste des clients. Autour d’elle évoluent une douzaine d’hommes qui interprètent a capella trois lieder de Schubert sur des poèmes de Goethe, Schiller et Krummacher. Elle convient que cela aurait été plus simple de lire en solitaire devant un pupitre. « Mais, soutient-elle, le carnet parle autant de cette femme que des hommes, des relations possibles que permet peut-être le cadre tarifé. » L’idée de partager la scène avec ce chœur est cohérente. Grisélidis aimait la musique et passait parfois du classique en travaillant. En poétesse qui savait s’exprimer et écrire en allemand, elle aimait la poésie d’Outre-Rhin.
Entre les hommes et la femme, l’approche est d’abord distante, ils s’éparpillent avant de l’entourer. La comédienne se déplace, se retrouve au milieu du public, dans une posture un peu hiératique qui tend à occulter cette joie de vivre qui émanait de Grisélidis. Heureusement les hommes injectent un peu de fantaisie et de légèreté. Clotilde Ramondou évoque un compagnonnage entre elle et les comédiens qui l’entourent, comme il y en a eu un, d’une autre nature, entre Grisélidis et ses clients. Et rappelle ce que la « catin révolutionnaire » écrivait dans la préface au « Carnet de bal d’une courtisane », rédigée en 2005, dix ans après avoir arrêté la prostitution : « Tous ces hommes je les ai aimés, ils me manquent. »
Olivier Bailly – Le 15/04/2011