Amazon, l’envers de l’écran

Lorsqu’une société offrant un côté commercial pratique à l’acheteur, doit-il connaître l’entreprise auquel il passe commande. Vaste sujet.

À la base connaissant les conditions de travail, la façon dont l’entreprise évite (avec l’accord des autorités locales) de payer des impôts sur les sociétés, il n’y a aucune gloire -N’est-ce pas M. Montebourg, en Côte-d’Or, son fief- à être satisfait de l’implantation d’une telle entreprise dans son département. MC

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AMAZON

Avec ses patrons célébrés par Hollywood, ses écrans lisses et ses couleurs acidulées, l’économie numérique évoque l’immatérialité, l’horizontalité, la créativité. Enquêter sur Amazon révèle une autre facette. Celle d’usines géantes où des humains pilotés par ordinateur s’activent jusqu’à l’épuisement.

Détachant son regard des affiches du syndicat allemand Ver.di – le syndicat unifié des services – punaisées au mur de la salle de réunion, Mme Irmgard Schulz se lève soudain et prend la parole. « Au Japon, raconte-t-elle, Amazon vient de recruter des chèvres pour qu’elles broutent aux abords d’un entrepôt. L’entreprise les a badgées avec la même carte que celle que nous portons autour du cou. Tout y est : le nom, la photo, le code-barres. » Nous sommes à la réunion hebdomadaire des employés d’Amazon à Bad Hersfeld (Land de Hesse). En une image, l’ouvrière logistique vient de résumer la philosophie sociale de la multinationale de vente en ligne, qui propose au consommateur d’acheter en quelques clics et de se faire livrer sous quarante-huit heures un balai-brosse, les œuvres de Marcel Proust ou un motoculteur.

A travers le monde, cent mille personnes s’affairent au sein de quatre-vingt-neuf entrepôts logistiques dont la surface cumulée totalise près de sept millions de mètres carrés. En moins de deux décennies, Amazon s’est propulsé à l’avant-scène de l’économie numérique, aux côtés d’Apple, Google et Facebook. Depuis son introduction en Bourse, en 1997, son chiffre d’affaires a été multiplié par quatre cent vingt, atteignant 62 milliards de dollars en 2012. Son fondateur et président-directeur général, M. Jeffrey Preston (« Jeff ») Bezos, libertarien et maniaque, inspire aux journalistes des portraits d’autant plus flatteurs qu’il a investi en août dernier 250 millions d’euros – 1 % de sa fortune personnelle – dans le rachat du vénérable quotidien américain The Washington Post. Le thème de la réussite économique éclipse à coup sûr celui des conditions de travail.

En Europe, Amazon a choisi l’Allemagne comme tête de pont. Le groupe y a implanté huit usines logistiques et en construit une neuvième. Au volant de son automobile, Mme Sonia Rudolf emprunte une avenue nommée Amazon Strasse (2)- la municipalité a subventionné l’implantation de la multinationale à hauteur de plus de 7 millions d’euros. Puis elle pointe un immense pan de tôle grise. Derrière une rangée de fils de fer barbelés, l’entrepôt surgit. «Au troisième étage de FRA-1(3), il n’y a aucune fenêtre, aucune ouverture, et pas de climatisation, témoigne cette ex-employée. L’été, la température dépasse les 40 0C, et les malaises sont alors très fréquents. Un jour – je m’en souviendrai toute ma vie -, alors que j’étais en train de « picker » (prendre des marchandises dans les alvéoles métalliques),  j’ai trouvé une fille allongée sur le sol qui vomissait. Son visage était bleu. J’ai vraiment cru qu’elle allait mourir. Comme nous n’avions pas de civière, le manager nous a demandé d’aller chercher une palette en bois sur laquelle nous l’avons allongée pour la transporter jusqu’à l’ambulance. »

Des faits similaires ont été rapportés par la presse aux Etats-Unis (4). En France, c’est le froid qui, en 2011, a frappé les salariés de l’entrepôt de Montélimar (Drôme), obligés de travailler avec parkas, gants et bonnets, jusqu’à ce qu’une douzaine d’entre eux entament une grève et obtiennent l’allumage du chauffage. C’est en partie ainsi qu’Amazon a catapulté son fondateur au dix-neuvième rang des milliardaires de la planète (5).

La spécificité du supermarché en ligne consiste à permettre à des commerçants, à travers sa plate-forme Marketplace, de proposer leurs produits à la vente sur son site, en concurrence directe avec sa propre marchandise. L’ensemble gonfle le chiffre d’affaires et accroît l’effet de « longue-traîne » – l’agrégation de multiples petits volumes de commandes pour des produits peu demandés dont le coût de stockage est faible -, à l’origine du succès de l’entreprise. Ce système, efficace pour le consommateur, enrôle les libraires dans la promotion du géant qui vampirise leur clientèle et détruit leur activité.

Le sourire sur le colis, ce n’est pas le nôtre»

Le Syndicat de la librairie française a en effet mesuré que, à chiffre d’affaires égal, une librairie de quartier génère dix-huit fois plus d’emplois que la vente en ligne. Pour la seule année 2012, l’Association des libraires américains (American Booksellers Association, ABA) évalue à quarante-deux mille le nombre d’emplois anéantis par Amazon dans le secteur : 10 millions de dollars de chiffre d’affaires pour la multinationale représenteraient trente-trois suppressions d’emplois dans la librairie de proximité.

En outre, tout oppose les postes disparus et ceux créés dans les entrepôts logistiques. D’un côté s’évanouit un travail qualifié, diversifié, durable, situé en centre-ville, mêlant manutention, sociabilité, contact et conseil. De l’autre émergent en périphérie urbaine des « usines à vendre » où la production continue de colis en carton échoit à une main-d’œuvre non qualifiée, recrutée au seul motif qu’elle coûte actuellement moins cher que des robots. Mais plus pour longtemps : depuis son rachat en 2012, pour 775 millions de dollars, de la société de robotique Kiva Systems, Amazon prépare la mise en service dans ses entrepôts de petits automates roulants : des hexaèdres orange de trente centimètres de hauteur capables, par exemple, de se glisser sous une étagère pour déplacer des charges allant, selon les modèles, de quatre cent cinquante à mille trois cents kilos.

Pour respecter le travail du journaliste et de l’editeur, la suite très interessante en PDF     Suite de l article AMAZON