Le mal être d’un journaliste allemand en France – Humour teuton …

Angela Merkel ne sait pas ce qu’elle me doit mais, en tant qu’Allemand vivant à l’étranger, je suis constamment obligé de les défendre, elle, « ma » chancelière, pour qui je n’ai certes pas voté, et lui, « mon » gouvernement, dont je n’approuve que rarement la politique.

Mais quoi qu’il advienne en Allemagne ou à cause d’elle, ici, à Paris, mes amis et mes connaissances me tiennent aussitôt pour « responsable« . A leurs yeux, je suis logiquement le spécialiste né.

Quiconque se rend à l’étranger se retrouve ipso facto dans cette situation : du jour au lendemain, on est bombardé représentant de son peuple, de sa patrie, et je préfère ne pas imaginer comment un séjour en Grèce pourrait déraper aujourd’hui, pour cette raison. Mais ce rôle d’ambassadeur se cristallise un peu plus quand on vit à l’extérieur de ses frontières au lieu d’y passer simplement ses vacances.

Depuis que l’Europe est en proie à la crise, ma vie, en tant qu’Allemand en France, est devenue plus précaire. Dans les journaux, on ne cesse de débattre du « modèle allemand« , de la force motrice de la classe moyenne allemande, du miracle du partenariat social allemand, et tout cela, d’une certaine façon, aurait à voir avec moi.

C’est moi qui suis responsable si le chômage baisse sur la rive droite du Rhin tandis qu’il grimpe sur la rive gauche. Et quand on se retrouve au café, des gens qui m’aiment plutôt bien me disent, toujours pince-sans-rire : « Ah, les bons élèves allemands! Qu’est-ce que ça peut m’énerver! »

Moi aussi, parfois, ça m’énerve. Alors, je tente de rétablir la vérité, j’explique que, chez nous non plus, les rues ne sont pas pavées d’or, que la richesse collective actuelle de l’Allemagne masque beaucoup de misère individuelle, mais on ne veut y voir que de la fausse modestie de ma part.

Considérée de l’extérieur, l’Allemagne rugit. Et moi, en tant qu’Allemand, j’ai plutôt intérêt à rugir avec elle, sous peine de passer pour un geignard. A la question récurrente : « Mais elle s’en tire bien, Angela, non ?« , on attend de moi un « oui » franc et massif, alors qu’il y aurait tant d’autres choses à dire à ce sujet.

La supériorité allemande, on me la fait payer en détail au quotidien. Quand, il y a peu, la Golf d’un ami est tombée en panne, j’ai eu l’impression qu’il m’en voulait personnellement. « Je veux dire, c’est pas pour me retrouver avec une voiture aussi pourrie qu’une française que j’ai payé une allemande au prix fort« , m’a-t-il lancé. J’ai acquiescé.

Et il a poursuivi : « D’ailleurs, qu’est-ce qui se passe avec les voitures allemandes ? Je t’en ficherai, du made in Germany ! » A ce stade, je ne savais plus trop quoi dire mais j’ai continué à parler comme n’importe quel représentant de Volkswagen et j’avais probablement tout d’un porte-parole de l’industrie allemande. Peut-être que je devrais demander à me faire rémunérer.

Naturellement, tous ces propos sur l’Allemagne comportent un double fond dont je ne mesurerai jamais la profondeur. Je ne sais jamais sur quelle idée préconçue ou jugement erroné mes interlocuteurs français se fondent à tel ou tel moment. Je dois néanmoins partir du principe que bon nombre d’entre eux sont jaloux de nos salaires et de notre faible dette publique, qu’ils nous envient nos voitures, nos machines à laver performantes et, naturellement, nos stars de foot.

Ce dernier point est particulièrement sensible et une victoire de l’équipe allemande au Stade de France se transforme pour moi en disgrâce. Tous reconnaissent après coup que les Allemands étaient les meilleurs, mais cela leur tape sur le système et je ressens dans mon quotidien toutes ces perturbations atmosphériques.

Il m’arrive d’être expressément désigné comme le représentant officiel de mon pays, en partie à cause de mon poste de journaliste étranger à Paris. Tous les quinze jours, je reçois un coup de téléphone d’une charmante interlocutrice de France 24 ou d’une quelconque station de radio qui me demande de venir discuter du système éducatif allemand ou de la place des femmes en Allemagne.

Je dois m’exprimer sur l’état de l’amitié franco-allemande. Je dois dire si les Allemands – c’est-à-dire moi – veulent toujours de l’euro, quelle est leur position vis-à-vis de la Russie et s’ils font encore confiance aux Américains après le scandale des écoutes. Il m’arrive de me retrouver face à Steffen Sigebert, le porte-parole du gouvernement allemand, à l’occasion d’une conférence de presse et je ne peux dire qu’une chose : cet homme a toute ma sympathie. Ce boulot est infernal.

On me demande rarement comment vivent les Allemands qui résident en France ou ce que je pense des Français. Cette question, seuls mes amis et collègues allemands me la posent lorsque je suis de passage en Allemagne. Et c’est là que se noue une drôle de comédie européenne : c’est l’histoire d’un homme que l’on interroge toujours sur le pays dans lequel il ne se trouve pas.

Mais enfin, nous avons tous un rôle à jouer et je m’acquitte du mien de bonne grâce. Je confesse volontiers qu’à jouer les ambassadeurs je me fais parfois l’effet d’un imposteur et que je ne suis pas toujours sûr de rendre service à mes compatriotes. Mais je me donne du mal. Et puis quoi, je fais tout ça bénévolement. De toute façon, les Français admirent les Allemands, j’en suis certain. Ils nous aiment bien.

C’est juste qu’ils ne le disent jamais quand je suis là.

Ullrich Fichtner – Der Spiegel Hambourg – Publié le 23 septembre – Lu dans le « Courrier International » N°1195