Les entreprises privées sont dans les établissements d’éducations scolaires publics.

Un article datant d’octobre 1999 paru dans « le monde. » est hélas encore plus d’actualité aujourd’hui.

Non seulement les entreprises sont plus nombreuses à prodiguer leur pseudo mécénat dans les classes, mais ils (comme le groupe Coca-Cola) ont placé des distributeurs dans les préaux d’écoles des établissements. Ils ont depuis manœuvré habilement auprès des gouvernements et le ministre de l’éducation pour que les établissements d’enseignements professionnels dirigent les scolaires, futures salariés, vers des emplois à pourvoir le plus souvent manuels, précaires et peu rémunérés, sans de réels avenirs. MC

A mesure que s’allège la fiscalité des entreprises, l’état appauvrit ses Ministères. Comme celui de l’éducation nationale, dont les fonctionnaires doivent désormais compter sur les campagnes de communication des grandes sociétés pour disposer du matériel pédagogique dont ils ont pourtant besoin.

Depuis quelques années, les marques éditent et proposent aux enseignants des supports pédagogiques destinés à les aider à animer des ateliers en classe. Danone, Kellogg’s, Liebig, Mars, Microsoft, la Caisse d’épargne ou Vivendi : ce n’est là qu’un infime échantillon des entreprises qu’on croise désormais sur les bancs de l’école.

Les annonceurs ont en effet décidé de s’associer à l’éducation des enfants scolarisés en France, perçus comme autant de futurs consommateurs et qui, en attendant, détiennent un pouvoir de prescription sur leur famille. Les études marketing ont prouvé qu’au-delà des produits qu’ils consomment (jouets, vêtements) les enfants influencent des achats familiaux « lourds » comme la voiture, l’ordinateur ou les vacances. Et puis, chacun sait que la plupart des habitudes de consommation s’acquièrent dès l’enfance. Les entreprises cherchent donc, comme aux États-Unis, à construire leur image dès le plus jeune âge (1).

Pour communiquer avec des cibles aussi convoitées, les entreprises se tournent vers l’école, la classe et son instituteur. Colgate apprend aux enfants à se brosser les dents, Nett les informe sur le corps humain, Kellogg’s ou Heudebert les initient à l’équilibre alimentaire, Danone à l’« alimentation plaisir », Liebig aux bienfaits des légumes, Michelin à la sécurité dans la rue et Coca-Cola à la « découverte de l’entreprise ». Le tout à grand renfort d’outils luxueux, de fiches, tests, livrets et autres jeux, accompagnés d’un guide pour l’enseignant. L’ensemble est offert ou vendu à un tarif sacrifié.

Institutrice à Montmagny, dans le Val-d’Oise, Mme Valérie Oudin fait chaque année une partie de ses emplettes pédagogiques au marché des marques. Si elle privilégie les documents émis par les centres interprofessionnels et les unions de producteurs, elle n’en utilise pas moins régulièrement le kit édité par Liebig sur les légumes et l’équilibre alimentaire.

Intermédiaires entre les entreprises et les écoles, les professionnels de l’édition ont pris soin de décortiquer les besoins et les carences de l’éducation nationale et de présenter un tableau précis aux entreprises. « Les enseignants sont extrêmement demandeurs de matériel pédagogique. Ils subissent un rythme effréné, les méthodes pédagogiques sont difficiles à mettre en œuvre et le manque de moyens est évident », rapporte M. Pascal Steichen, fondateur d’Edumadia, une agence spécialisée dans l’élaboration de ces supports. Il ajoute : « Nous ne travaillons que pour les marques qui ont un « message d’intérêt public » comme la nutrition, la santé ou l’environnement D’ailleurs, nos clients ne souhaitent pas faire de la promotion déguisée, mais avoir une attitude citoyenne. Les marques ne se soucient pas de vendre mais de faire de la pédagogie. » Nul n’en doute !

La démarche désintéressée des entreprises leur coûte néanmoins assez cher. Est-il interdit d’imaginer qu’elles espèrent un retour sur investissement?

D’autant qu’elles peuvent aller très loin pour améliorer leur image. L’Institut Danone éditait ainsi, il y a quelques années, des coffrets pédagogiques qui relayaient une campagne télévisée vantant le respect, le partage, la tolérance. Il fournissait aux enseignants du matériel pédagogique pour reprendre en classe ces leçons d’« instruction civique » : « Les consommateurs demandent aux marques d’avoir une fonction citoyenne, affirme-t-on chez Euro RSCG, l’agence conseil.

L’Institut Danone est l’allié des mamans pour l’éducation alimentaire des enfants. Mais les mères se sentent de plus en plus seules. Plus personne n’incarne l’autorité, les valeurs. Les pères ont démissionné, l’état est absent. Qui va donner des repères moraux aux enfants? Les marques peuvent jouer ce rôle. » Les entreprises s’emploient alors à transformer chaque enfant en citoyen autonome et responsable : Coca-Cola lui explique la protection de l’environ­nement, Électricité de France (EDF) le nucléaire et l’énergie.

Ces deux sociétés ont en effet compris comment améliorer leur image (de marque) auprès de trois populations à la fois : enseignants, parents et enfants.

Pour M. Georges Dupon-Lahitte, président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), « ces outils pédagogiques comportent de la publicité : ils n’ont pas leur place à l’école, qui n’est pas un lieu de commerce. D’ailleurs, la loi l’interdit (2). Le ministère doit rappeler les principes républicains en matière scolaire. Il faut sûrement améliorer les documents éducatifs officiels émis par le Centre national de la documentation pédagogique, mais en aucun cas faire appel à des marques. Les entreprises soi-disant citoyennes n’ont qu’à faire leur métier. Et laisser la mission d’éducation à l’éducation nationale ».

Non contentes de faire irruption dans les salles de classe, les entreprises ont également trouvé des relais fort efficaces chez les éditeurs répertoriés par l’éducation nationale. Ainsi, dans un manuel scolaire d’apprentissage à la lecture pour les CP-CE I (cours préparatoires et première année de cours élémentaire) édité par Hachette Éducation, on trouve deux pages consacrées à l’emballage des Chocos de Kellogg’s. On trouve également de la publicité pour les Assurances générales de France (AGF) et une autopromotion pour les journaux édités par Hachette.

Au ministère de l’éducation nationale, on semble résigné à cet état de fait. « Certes, la loi interdit toute forme de publicité à l’école mais si les enseignants considèrent que les outils pédagogiques valent le coup, ils sont libres de les utiliser. On ne peut faire autrement qu’en tenir compte, si les marques offrent ce que l’éducation nationale ne peut pas se payer »

Le flou perdure donc pour le plus grand bonheur des entreprises, qui craignent plus que tout une législation qui les expulserait du système scolaire. On en est bien loin : elles restent entièrement libres d’éditer ce qu’elles veulent et de le faire connaître par la presse spécialisée destinée aux enseignants. Ou de les envoyer directement, par voie de publipostage, aux directeurs d’établissement ou aux professeurs.

Chacun décide ensuite, librement. A la SE-FEN, l’un des syndicats d’instituteurs et de professeurs, Mme Colette Maillard constate qu’elle est peu sollicitée sur le sujet : « Si la publicité est discrète et le produit bien fait, les enseignants l’utilisent et n’en parlent pas. »

Entrées à l’école, les entreprises comptent y demeurer. Comme l’explique Yves Careil, sociologue et ancien instituteur (3), « sous couvert de mécénat et de participation citoyenne, les marques s’introduisent dans les établissements d’enseignement. Elles sont légitimées par l’institution et par les parents soucieux de la réussite de leurs enfants. Ces financements privés renforcent les inégalités entre les établissements qui s’équipent et ceux qui sont trop occupés à gérer leurs handicaps. Le phénomène n’est qu’un élément de la montée en puissance du libé­ralisme à l’école ».

Isabelle Brokman – Manière de voir  N° 131 Oct/Nov. 2013 (Le monde Diplomatique)

(I) Lire Paul Moreira, « Les enfants malades de la publicité », Le Monde diplomatique, septembre 1995.

(2) Une circulaire du ministre de l’éducation nationale stipule : « En aucun cas et en aucune manière, les maîtres et les élèves ne doivent directement ou indirectement servir à aucune publicité commerciale. »

(3) Auteur d’Instituteur de cités HLM. Radioscopie et réflexion sur l’instauration progressive de l’école à plusieurs vitesses, Presses universitaires de France, Paris, 1994.