La médecine du travail pouvait devenir l’instrument d’une sélection médicale de la main-d’œuvre pour les employeurs. C’était sans compter sur l’engagement d’une poignée d’associations syndicales et professionnelles.
Il ne faut jamais désespérer: c’est ce que doivent se dire ces organisations, réunies en collectif, qui luttent contre cette réforme très négative de la médecine du travail. Une de leurs contestations vient d’aboutir devant le Conseil d’État.
Même si le mouvement syndical reste assez passif devant les conséquences de cette réforme et alors que leur base paraît plus motivée, l’annonce récente de l’invalidation par le Conseil d’État de plusieurs articles du décret n° 2012-137 devrait l’interroger. Ce désaveu de l’exécutif et de son administration est ici flagrant et devrait conduire le nouveau ministre à réviser la position.
Demi-défaite toutefois, puisque la réforme institue, en toute impunité, à l’envers du droit européen, la confusion entre la mission d’ordre public social de la médecine du travail et la mission privée d’aide à l’employeur sur ses obligations contractuelles en matière de prévention.
Ce point, pourtant évident, semble avoir échappé jusqu’alors aux juges. Or c’est précisément la spécificité et la richesse du projet de médecine du travail de 1946 que son exclusivité du côté de la santé des travailleurs.
Restons optimistes : demi-défaite donc, mais aussi demi-victoire, voyons l’autre face de la médaille.
Malgré la nature très formelle de la décision du Conseil d’État, il faut l’interpréter comme une défiance envers l’exécutif. Même si l’argument juridique d’abrogation est l’absence de présentation préalable du décret au Conseil d’État de certaines dispositions du décret n° 2012- 137, quelques-uns des articles censurés sont, en effet, emblématiques des dérives de la réforme.
Ils concernent, notamment, deux écrits essentiels qui fondent la responsabilité personnelle et pénale du médecin du travail: la fiche d’entreprise et le rapport annuel.
Ainsi, la « fiche d’entreprise », rédigée et tenue à jour par le médecin du travail, qui décrit les risques de chaque poste et juge de la prévention mise en place, fonde sa responsabilité de moyen en matière de repérage des risques d’altération de la santé. Elle pèse par conséquent sur l’obligation de résultat de l’employeur en matière de prévention.
Or, le texte qui a été censuré (D4624-37) introduisait une différence entre, d’une part, le service d’entreprise, dans lequel la fiche d’entreprise est établie et mise à jour par le médecin du travail, et d’autre part, le service interentreprises, géré par une association d’employeurs, forme qui représente le suivi de 85 % des travailleurs en France, dans lequel ce rôle était dévolu à « l’équipe pluridisciplinaire ».
Or, dans cette équipe, le médecin du travail n’a qu’un rôle d’animation. Son véritable « patron » est le directeur du service de santé au travail, préposé des employeurs. Cela permettait de tempérer la rédaction, voire de l’expurger des éléments les plus gênants, en matière de responsabilité de l’employeur, en pesant sur les membres non médecins de l’équipe pluridisciplinaire sans statut d’indépendance.
C’est la question de l’inégalité de traitement entre les différentes formes de services de santé au travail qui est ici posée de façon exemplaire.
Concernant le « rapport annuel », le texte d’avant la réforme précisait que c’est le médecin qui présente personnellement son rapport annuel retraçant son activité et ses actes à l’organisme compétent.
Dans le texte censuré (D4624-43), le rapport annuel est simplement remis à l’organisme par le médecin du travail et il n’est plus précisé qu’il doive être présenté personnellement par le praticien.
Cela laisse le champ libre à l’employeur pour commenter, sous son autorité, les écrits du médecin du travail hors de sa présence. Il se pourrait donc que ce rapport soit l’objet d’un examen hors de la présence du praticien. Ce temps, qui devrait être essentiel pour exprimer des difficultés ou des désaccords, aurait pu dorénavant ne plus avoir lieu.
C’est bien la question de l’indépendance du médecin du travail, fortement compromise en réalité, alors qu’elle est formellement garantie, que dénonçaient les organisations ayant saisi le Conseil d’État. L’affaire, toujours en développement, des plaintes d’employeurs au conseil de l’ordre des médecins contre des médecins du travail ou intervenant dans ce champ nous le rappelle encore.
Profitant de cette remise en question de certaines dispositions, les organisations syndicales représentatives ont là une occasion unique de revendiquer le retour à un fonctionnement digne du projet de 1946, en ouvrant une négociation avec l’État.
Elles devraient, en particulier, revendiquer le rétablissement d’un seul statut de la médecine du travail sans distinction de nature du service de santé au travail, la fin de la confusion entre la mission de la médecine du travail et celle des préventeurs de l’employeur, enfin de réelles garanties d’indépendance pour les médecins du travail et les autres acteurs de la santé au travail.
Pour une fois, l’histoire repasse le plat, il faut saisir l’occasion !
Alain Carré, médecin du travail.
Lu dans « revue de presse » HD N°21257