Des lignes de caisses d’un hypermarché au siège social d’une entreprise française de grande distribution, la sociologue Marlène Benquet a enquêté pendant 3 ans. Elle livre une triste réflexion sur l’exploitation rationnelle dénuée de tous sentiments humains.
Vous ne maîtrisez pas votre temps. Vous ne décidez pas de faire une pause, elle est imposée par votre hiérarchie. Vous ne pouvez pas vous lever pour vous dégourdir les jambes : les clients ne comprendraient pas et, de plus, vous êtes sans cesse exposé au regard des autres. Vous n’êtes jamais invisible, jamais tranquille. Vous êtes sans arrêt soumis aux injonctions des clients, de l’encadrement. Vous n’avez pas d’espace propre : contrairement à d’autres métiers, une caissière n’a pas sa propre machine. Impossible de personnaliser son espace de travail puisque vous changez souvent deux fois d’endroit dans la journée. Ce sont des éléments de pénibilité non négligeables.
Vous expliquez dans votre livre que la direction du groupe qui vous a embauchée a décidé de faire tourner un nombre inchangé d’hypermarchés avec 9,3% de salariés en moins. Comment a-t-elle pu imposer cette hausse du rythme de travail?
Ce groupe est passé des mains des familles fondatrices à celles d’actionnaires financiers. Ils n’ont pas eu recours à des innovations techniques, ils ont forcé les gens à augmenter leur productivité horaire.
Dans ce cadre, la direction n’hésite pas à demander aux gens de travailler plus vite. En caisse centrale, un palmarès des caissières est affiché chaque semaine : vous voyez le nombre d’articles/horaires que vous avez fait. Enfin, la réduction du nombre de salariés oblige à travailler plus vite. Quand la file s’allonge à votre caisse, vous n’avez pas d’autre choix. La situation l’exige.
Comment la paix sociale est-elle créée et maintenue?
Politiquement et scientifiquement, on se demande pourquoi les salariés consentent à de tels efforts. Mais plutôt que de se demander pourquoi ils ne se révoltaient pas, j’ai cherché à interroger les dispositifs qui empêchent cette action contestataire. Il y a des dispositifs qui rendent impossible la contestation, notamment au niveau du recrutement d’une population docile et moins diplômée. C’est étonnant de voir que dans un secteur dans lequel on a surtout besoin de gens les soirs et les week-ends, on recrute principalement des mères de famille dont le métier de caissière représente souvent la seule chance d’avoir une relative sécurité financière.
Vous pensez que la grande distribution recrute prioritairement des sous-diplômés?
Je ne pense pas que ce soit aussi machiavélique que ça, c’est simplement l’un des rares secteurs où votre situation familiale et votre cursus scolaire n’importent pas.
Le recrutement se fonde sur deux uniques critères : la disponibilité et la discipline. Le manque d’expérience n’est jamais considéré comme un problème. Il y a d’autres dispositifs qui expliquent la faible contestation, comme le fait de donner des horaires variant constamment ou d’empêcher les employées de parler entre elles en caisse. Ainsi, les caissières se connaissent souvent peu, elles sont isolées, ce qui évite la montée d’une colère collective.
Comment s’organise le management?
Les conditions de travail sont définies par un système de faveurs. La grande distribution est l’un des rares secteurs où une part importante des conditions de travail ne sont pas définies collectivement, mais entre le supérieur hiérarchique et l’individu. Les vacances, les pauses supplémentaires, les postes disponibles en dehors de la caisse (à l’accueil ou pour la vente de sapins durant les périodes de fêtes) s’obtiennent en se faisant bien voir de sa hiérarchie.
Ce management risque-t-il de se détériorer encore plus?
C’est possible, car je pense que le management est de plus en plus contraint par les logiques économiques des actionnaires. Le PDG est devenu le salarié du conseil d’administration, il peut être révoqué à tout moment.
La financiarisation de l’actionnariat rend de plus en plus difficile le fait d’isoler des responsables. En tant que telle, la grande distribution n’est que le reflet du monde économique actuel.
°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°
Propos recueilli par David Doucet – Paru dans les Inrocks N°921-922
°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°
Encaisser! – Enquête en immersion dans La grande distribution de Marlène Benquet (La Découverte), 320 pages, 20€