Question : Dès l’introduction de votre livre (1), vous parlez d’un sentiment d’urgence à changer le système agricole.
Quel est ce système?
Gérard Le Puill. Ce système est fondé sur l’utilisation d’intrants: carburants pour labourer, engrais chimiques pour faire pousser les cultures, traitements contre les maladies… L’énergie va coûter de plus en plus cher, cette méthode sera donc de plus en plus coûteuse, il faut changer de système. Sauf que le système libéral a intérêt à ce que cela perdure. Les paysans ont du mal à gagner leur vie, mais les fournisseurs de l’agro-industrie, eux, en profitent. C’est le drame de l’agriculture. Elle est dominée en amont par les firmes qui ont des choses à lui vendre, et rackettée en aval par les centrales d’achat de la grande distribution.
Ce système, basé sur la monoculture, dégrade aussi les sols. Aujourd’hui, un producteur de maïs dans le Sud-Ouest ne va produire que du maïs. Au contraire, la bonne méthode est d’avoir une dizaine de cultures différentes pour faire des rotations, c’est-à-dire de changer de culture sur la parcelle. Ce faisant, le besoin d’engrais et de pesticides est moindre. Avec l’apport de la chimie, dans les années 1970, on a considéré qu’on n’avait plus besoin de faire des rotations. Mais au bout de quelques années, la chimie ne suffit plus. On pollue les sols pour les générations futures. Je crois que nous n’avons pas le droit de faire cela.
Nous détériorons considérablement notre potentiel. Chez nous, mais ailleurs aussi. Quand des firmes achètent des terres en Afrique, en Amérique du Sud, en Ukraine, pour produire des agrocarburants ou faire de la déforestation, cela participe au phénomène du réchauffement climatique. Pourtant, l’activité agricole, si elle est bien conduite, est l’activité qui peut le plus freiner le réchauffement climatique, puisque les arbres sont des puits de carbone, les cultures annuelles en phase de production aussi.
Question : Comment alors changer l’agriculture?
G. L. P. C’est pour moi une réflexion permanente. J’ai été très attentif à la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon quand il a parlé de « règle verte » et de « planification écologique ». C’était implicite dans mon précédent livre, mais je n’avais pas utilisé ces termes. J’ai donc eu envie de remettre l’ouvrage sur le métier. Dans ce livre, mon fil rouge est de montrer ce qu’impliquent la règle verte et la planification écologique. Cela veut dire produire mieux en émettant moins de gaz à effet de serre pour chaque kilo de nourriture produit et transporté.
Je préconise un certain nombre de solutions à mettre en place progressivement mais qui peuvent changer fondamentalement la manière de produire en agriculture. J’ai bien conscience que ça prendra 10, 20 ou 30 ans, parce que ça se fera progressivement. Mais nous n’en sommes pas encore là. Les décideurs politiques sont dans des schémas de pensée qui leur sont vendus par les lobbies. C’est terrible, il n’y a pas de réflexion cohérente. Même si l’actuel ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, a lancé un débat sur « Agricultures : produisons autrement ».
L’idée est intéressante. Mais, pour l’instant, le syndicat majoritaire, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) traîne des pieds pour entrer dans ce débat. Et si par ailleurs on poursuit la même politique libérale au niveau européen et les mêmes échanges internationaux avec les États-Unis, le MERCOSUR, le Canada… en baissant toujours les tarifs douaniers, il sera difficile de faire de agroécologie chez nous, en laissant les autres faire du dumping écologique et social agroécologie, la règle verte, la planification écologique, supposent aussi de ne pas ouvrir toutes les frontières pour importer les produits agricoles de n’importe quelle région du monde. Il faut être cohérent.
Question : Comment la France peut jouer un rôle dans ces transformations?
G. L. P. La France le peut parce qu’elle a encore 400.000 paysans qui ont toujours un savoir-faire. Parce que, dans des départements, des paysans ont su diversifier leur activité, transformer leur propre produit, les vendre sur les marchés. Nous avons aussi une diversité des sols, des régions, qui nous permet de sortir des schémas simplistes qui consistent à n’avoir qu’une ou deux cultures. Nous pouvons, par exemple, faire de l’agroforesterie. II s’agit dans une plaine céréalière de planter des rangées d’arbres. Cela permet une double production en quelques années : des fruits en plus des céréales, ou du bois d’œuvre au bout de 40 ans.
Dans le Gers, j’ai rencontré un qui commence à en faire. Dans ses champs de céréales, il veut planter du raisin de table -il pourra le vendre localement et des châtaigniers – il envisage d’élever des cochons qui mangent des châtaignes – ainsi, il fait des économies simples, mais justes et raisonnées qui vont lui permettre sans doute de créer des emplois et de mieux gagner sa vie.
Au-delà, l’arbre joue un rôle très important, il va chercher des nutriments dans les profondeurs du sol, qu’il va remonter et ainsi améliorer l’état des sols. Il facilite aussi l’écoulement des eaux de pluie dans le sous-sol. Il y a un lien de cause à effet entre l’arasement des talus, fait dans les années 1960-1970, la monoculture et le ruissellement de l’eau de pluie. On le voit aujourd’hui avec les inondations
Question : Concrètement comment appliquer règle verte et planification écologique?
G. L. P. Appliquer la règle verte, cela veut dire calculer la technologie la moins émettrice de carbone. Par exemple, pour nourrir les herbivores, la règle verte est de cultiver de l’herbe, alors qu’on a tendance à leur donner du grain parce que cela simplifie le travail. La planification écologique, elle, suppose d’aménager le territoire de manière à transporter les marchandises sur de moins longues distances, revenir à plus de proximité. Les ceintures vertes autour des grandes villes en font partie. Les grossistes du marché de Rungis pourraient passer des contrats avec des maraîchers d’Ile-de-France, en fixant des quantités de fruits et légumes chaque mois, en déterminant le prix en fonction du coût de revient. Ça se fait déjà pour les légumes de conserves, mais on a pris l’habitude de faire jouer le marché au jour le jour pour le reste. C’est totalement aberrant !
Question : Il va aussi falloir changer nos habitudes alimentaires et manger moins de viande dites-vous…
G. L. P. Si tous les pays optent pour le régime alimentaire occidental, nous ne pourrons pas nourrir tout le monde. Car pour faire une calorie d’origine animale, il faut beaucoup de calories végétales. Nous n’avons pas besoin de toutes les calories animales que nous mangeons. Dans un repas avec charcuterie, une viande et du fromage, ce sont trois fois des calories d’origine animale. On peut consommer des protéines végétales à la place. Les cultures de pois, de haricots secs, de lentilles ont été plus ou moins abandonnées alors qu’elles produisent davantage de calories végétales. Et surtout, il faut que les ruminants qui sont des mangeurs d’herbes, soient nourris à l’herbe et pas au grain de maïs ou de blé… Là encore, cela prendra du temps.
Question : Les agriculteurs doivent donc se réinventer?
G. L. P. Oui, il y a beaucoup de choses à réinventer. Ils peuvent le faire en se réunissant. Pour une part, cette réinvention se fait à travers les syndicats, mais le syndicalisme majoritaire représenté par la FNSEA ne pousse pas beaucoup à la réflexion. Les paysans qui témoignent dans le livre m’ont tous dit que l’on est souvent moqué et regardé de travers quand on innove dans ses champs pour produire avec moins d’intrants.
Question : En conclusion du livre, vous interpellez le président de la FNSEA, Xavier Beulin. Pourquoi?
G. L. P. Je pense que le changement doit se faire aussi et surtout avec la FNSEA. Est-elle disposée à le faire? Certains de ses adhérents le sont, d’autres non. Par cette interpellation, j’ai voulu essayer d’amener Xavier Beulin à réfléchir autrement. Il a une réflexion d’agrimanager. Il ne voit pas d’autres issues que la course à la productivité dans le cadre de la concurrence mondiale. Or, en continuant ainsi, on se prépare une planète qui ne sera pas durable pour les générations futures. En m’adressant à lui, je pense à tous ses adhérents. J’aimerais que cette interpellation amène ceux qui me liront à comprendre que le système actuel ne peut pas perdurer. Il est de la responsabilité de tous les paysans d’essayer de mettre quelque chose d’autre en marche. Ils ont beaucoup à y gagner. En continuant les agrocarburants, la déforestation, l’agriculture intensive… il va y avoir beaucoup de dégâts. En France, on peut encore rattraper les choses et peut-être servir de modèle à d’autres pays.
Question : Les paysans qui témoignent sont tous en bio. N’y a-t-il qu’en passant par la bio qu’on peut y arriver?
G. L. P. Le bio augmentera au fur et à mesure que les gens l’achèteront. Les consommateurs en achètent peu. Car la grande distribution leur met dans la tête, surtout par temps d’austérité, qu’elle est là pour leur offrir des denrées à des prix accessibles. Sauf que les denrées ne sont pas si accessibles, la population s’appauvrit, elle doit faire des arbitrages dans ses dépenses. Elle le fait sur l’alimentation. C’est terrible. Et cela ne favorise pas les changements de comportement. Le consommateur a besoin de comprendre que si le producteur n’est pas correctement rémunéré, il ne pourra plus produire. La grande distribution va devoir jouer le jeu. Au lieu de faire du racket aux enchères descendantes, il faut que les centrales d’achat passent à la contractualisation avec les producteurs. Pour l’instant, Serge Papin, de Système U, est le seul patron de groupe de distribution qui dit avoir conscience du phénomène. C’est louable, mais tant qu’il est seul à préconiser un certain nombre de pratiques honnêtes et respectueuses de l’environnement, cela ne va pas très loin.
Question : Les citoyens ont aussi un rôle à jouer?
G. L. P. Des prairies de fond de vallée en Bretagne, des châtaigneraies en Ardèche sont laissées à l’abandon. Elles peuvent servir à des formes de couloir écologique et d’agriculture de proximité de manière associative. Cela suppose peut-être de modifier les droits de propriété, en créant des groupements fonciers avec des parts et non plus des parcelles cadastrées. Cela permettrait une gestion collective. Il y a des choses à inventer pour permettre à des citoyens de réinvestir aussi les enjeux agricoles.
Gérard Le Puill – Interview paru dans HD N°21188
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POUR POURSUIVRE LE DÉBAT : « Produire mieux pour manger tous d’ici à 2050 et bien après », Gérard Le Puill, Éditions Pascal Galodé, mai 2013, 323 pages, 21,90 euros.
Gérard Le Puill a aussi publié « Bientôt, nous aurons faim », en 2011, et « Planète alimentaire: l’agriculture française face au chaos mondial », en 2008.