L’ennui.

Bien qu’écrit en 2005 ce texte garde sa pertinence et son esprit corrosif huit ans après, puisqu’aux grands regrets de tous non seulement rien n’a changé mais est loin de s’être amélioré. MC

« À quatre-vingt-douze ans, je n’ai plus grand-chose à espérer. Et arrêtez de me gueuler dessus, je ne suis pas sourd ! » réplique Ursule au médecin qui l’a reçu à son arrivée aux urgences. Les pompiers nous ont expliqué : son infirmière est arrivée chez lui, comme chaque matin depuis trois ans, il l’a regardée, a sorti son revolver et s’est tiré une balle dans le front.

Heureusement, il s’est raté. « Pour quoi faire ? » nous a-t-il dit alors qu’on le soignait. Handicapé, il ne sort plus de chez lui. Cinquième étage sans ascenseur. Ses amis, avec le temps, ont disparu, ses enfants sont loin, évidemment. On ne sait pas exactement combien de personnes âgées se suicident chaque année, par ennui.

Un jour, Léontine est arrivée terrorisée, en hurlant : « C’est horrible, horrible ! » Elle ne disait que cela : « C’est horrible ! » État délirant ? Démence ? Encore une fois, ce sont les pompiers qui nous ont expliqué. À son domicile, c’était une boucherie : le fusil de chasse avait emporté toute la tête de son vieux mari. Son univers, en une fraction de seconde, s’était pulvérisé sur les Murs.

Avec l’aide du psychiatre et des infirmières, on a réussi à tout reconstituer : leur vie était devenue un enfer. L’argent de la retraite ne suffisait plus, et ils n’en pouvaient plus de leurs maladies des amis tous décédés, de l’enfilade monotone des jours, chacun aussi banal que le précédent et aussi morne que le suivant… Son mari a préféré partir, mais sans elle.

Depuis l’été 2003, nous suivons quelques malades que nous avions pris en charge au moment de la canicule. L’autre jour, on a téléphoné à Solange, quatre-vingt-cinq ans. Au bout de dix sonneries, une voix chevrotante répond un « Allô ? » plein de doute et de surprise : « Vous savez, jamais personne ne demande de mes nouvelles, l’appareil ne sonne jamais. Merci de m’avoir téléphoné. Puis-je vous demander de me téléphoner cet été, pour savoir comment je vais ? » Oui.

Parfois, l’ennui débouche sur des situations aussi drôles qu’un film avec Pierre Étaix. Augustine a quatre-vingt-douze ans et elle est « placée » en maison de retraite. Horaires inchangés, liberté très relative, dépose devant la télé dès le lever…

Elle ne parle plus, son visage est sans expression. Elle a été transportée aux urgences pour une intoxication sans conséquence. Cette dame avait un bouquet de tulipes devant elle, sur sa table. Elle les a bouffées. Je n’imaginais pas ce comble de l’ennui : manger les fleurs d’un vase après les avoir contemplées des heures entières si lourdes et si longues…

Un jour, peut-être, ils se lèveront et flanqueront leur fauteuil dans les écrans des téléviseurs, ils hurleront qu’ils ne sont pas uniquement des brouteurs de chocolats en fin d’année, qu’ils veulent des chats vivants et pas sur des calendriers, qu’ils ont une histoire, qu’ils s’appellent Marguerite, Josette, Robert ou Lucien, et pas « petite mamie », « grand-père » ou « papi ».

Un jour, ils diront qu’ils en ont marre de Drucker tous les dimanches, qu’ils préfèrent mourir en mangeant gras plutôt que d’avaler des kilos de pilules, qu’un verre de bourgogne a plus de goût qu’un sirop. Un jour, ils diront que prolonger la vie n’est pas seulement un exploit scientifique, mais aussi et surtout un progrès humain.

Le lundi de Pentecôte férié leur permettait peut-être, un maigre jour de plus dans l’année, de voir des gens ou de revoir la mer, de rire un peu, de raconter leurs souvenirs à quelqu’un, de faire un accroc dans l’invivable uniformité des heures qui se suivent. Sa suppression va servir au mieux à ouvrir un peu plus de ces boîtes à ranger les vieux où je finirai avec vous, lecteurs…

Allez, revendiquons le droit de fuir Soleil vert et de ressusciter Les Vieux de la vieille !

Patrick Pelloux, Médecin urgentiste – 4 mai 2005 – « Histoires d’Urgences »