Menace sur l’eau potable

Des élus et des associations alertent sur un scandale en devenir : l’analyse de l’eau souffre de graves carences depuis qu’elle a été massivement confiée au privé. En cause, des pratiques de dumping commercial.

Un cri d’alarme est lancé par des élus et des associations regroupant directeurs et cadres des laboratoires publics départementaux. Depuis la loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006, l’analyse de la qualité de l’eau du robinet, gérée par les agences régionales de santé (ARS), est en effet devenue un marché très rentable qui prend le chemin d’un scandale national en matière de santé publique. « Des pratiques de dumping commercial » ont vu le jour, ont constaté l’Association des directeurs et des cadres des laboratoires publics agréés pour les analyses des eaux (Aslae) et l’association des directeurs et cadres des laboratoires vétérinaires publics d’analyses (Adilva).

Mis en concurrence avec deux groupes privés, Carso et Eurofins, les laboratoires publics ont perdu, en quelques années, la plupart des appels d’offres concernant les analyses sanitaires de l’eau potable. « Un effondrement des prix de vente des analyses est à l’origine de cette nouvelle distribution du marché français », s’inquiète José Delaval, directeur général du laboratoire de Touraine (Indre-et-Loire), qui a vu filer en janvier un contrat au profit d’Eurofins. « Dans le même temps, les labos privés obtiennent des allégements de charges et échappent à l’impôt en se délocalisant, au Luxembourg pour Eurofins », dénoncent le syndicat CGT du conseil général d’Indre-et-Loire et Convergence 37, collectif de défense et de développement des services publics.

Marie-France Beaufils, sénatrice communiste d’Indre-et-Loire, estime que la loi de 2006 « a signé la programmation de l’arrêt de mort de nombreux laboratoires publics départementaux au profit du développement croissant de véritables monopoles privés ».

L’Aslae et l’Adilva dénoncent en particulier le manque de transparence du système de contrôle des labos privés et leur manque de fiabilité : « Comment assurer des résultats de qualité quand certaines offres de prix correspondent à des réductions de 70 % à 80 % des tarifs précédemment pratiqués ? Que penser notamment de la disparition soudaine de certains pesticides dans l’eau quand les analyses ne sont plus confiées à un laboratoire public ? »

Au laboratoire d’Eurofins Ascal de Forbach (Moselle), « on n’a plus le temps d’avoir une qualité d’analyse irréprochable. Nous ne sommes plus qu’une trentaine sur cent cinquante personnes, et les analyses longues sont externalisées à Nancy, vers une plateforme technique. La situation est la même à Bordeaux, où il y a des restructurations », répond Firat Célébi, technicien chimiste et délégué syndical CGT.

« Nous avons constaté au conseil d’administration de la régie Eau de Paris que notre autosurveillance est plus exigeante en termes d’analyses que le contrôle sanitaire effectué par Eurofins, prestataire validé par l’ARS. On a montré que le privé n’est pas garant de qualité des prestations », souligne Anne Le Strat, adjointe au maire de Paris chargée de l’eau, et présidente de la régie publique Eau de Paris.

Or, le contrôle sanitaire de l’eau est un sujet sensible, surveillé de près par les associations de consommateurs et de défense de l’environnement. Le Comité de recherches et d’informations indépendantes sur l’eau (CriiEAU) soulignait en avril 2012 que la qualité de l’eau du robinet en France est « bien plus préoccupante qu’on ne le croit ».

Une étude de 60 millions de consommateurs et de la Fondation Danielle-Mitterrand-France Libertés, publiée en mars, a mis en évidence la présence de polluants (pesticides, médicaments, perturbateurs endocriniens).

De son côté, l’UFC-Que choisir a rendu publique en 2012 une analyse révélant que « plus d’un million de consommateurs reçoivent une eau contaminée en pesticides, en nitrates et en sélénium ».

Ces études interpellent sur la menace que font peser les résidus pesticides, génétiques et médicamenteux sur la santé. « Rechercher des pesticides, des micropolluants organiques, des métaux lourds dans l’eau des nappes phréatiques, dans les stations de traitement des eaux et dans les châteaux d’eau, cela relève exclusivement de la puissance publique. Ce sont des analyses coûteuses qui ont un intérêt sanitaire collectif », souligne José Delaval. « La fiabilité des analyses des labos privés est clairement remise en cause, affirme Alain Fadeau, syndicaliste CGT et ingénieur en santé animale au laboratoire de Touraine. Selon nos collègues chimistes, certaines molécules disparaissent en quelques jours. Donc, la pratique de circulation des échantillons sur le territoire, voire en Europe, n’est pas conciliable avec la détection correcte de ces molécules. »

Ainsi, le 11 mars dernier, l’accréditation d’Eurofins, qui détient le marché des analyses dans 36 départements, a été suspendue pour la recherche de pesticides par le Comité français d’accréditation (Cofrac). En octobre 2012, une note d’information de la direction générale de la santé constate « de nombreux dysfonctionnements » dans les laboratoires d’Eurofins à Montpellier (Hérault) et à Maxéville (Moselle), notamment un « délai d’acheminement des échantillons […] trop importants », des « erreurs de saisie des dates de réception des échantillons » et une « gestion des alertes insuffisante en cas de non-respect des limites de qualité ».

L’Adilva et l’Aslae rappellent que le Syndicat mixte de production d’eau potable du bassin rennais, une région où la pollution des eaux par les pesticides est importante, « a dénoncé en 2009 son marché d’analyse des pesticides attribué à un prestataire privé, en raison de son manque de fiabilité sur les résultats ».

Face à ces situations, « il est urgent de confier aux seuls laboratoires publics départementaux agréés et accrédités par le Cofrac les analyses relatives aux contrôles officiels des eaux brutes comme des eaux traitées », a déclaré Marie-France Beaufils lors d’une question posée au Sénat à Marisol Touraine, ministre de la Santé. Dans un courrier daté du 3 mai, la ministre s’est contentée de rappeler la réglementation en vigueur : « Le marché passé avec Eurofins prévoit des dispositions en cas d’incapacité provisoire et partielle du laboratoire pendant une durée limitée. »

La suspension d’Eurofins étant inférieure à six mois, l’ARS a demandé au labo de mettre en place une sous-traitance, qui a été confiée au laboratoire départemental de la Drôme, celui de Touraine ayant refusé de l’assurer. « Je ne peux admettre que cette même société privée se permette de demander l’assistance aux laboratoires publics agréés, alors qu’elle les a évincés du marché, en pratiquant un dumping inacceptable », réagit Marie-France Beaufils.

La sénatrice rappelle que « tous les pays européens n’ont pas fait le même choix que la France dans la loi de 2006. Certains ont préféré contractualiser avec leurs laboratoires publics pour assurer la sécurité de l’eau », et elle demande à la ministre de dénoncer les marchés passés notamment avec Eurofins. De leur côté, l’Aslae et l’Adilva proposent de confier aux seuls labos publics départementaux les analyses relatives au contrôle officiel des eaux d’alimentation et de loisirs, « dans le cadre d’un service d’intérêt général ».

La récente réponse de Marisol Touraine ne satisfait pas Marie-France Beaufils : « J’avais demandé à la ministre qu’on travaille la question des appels d’offres pour sortir de cette obligation inscrite dans la loi de 2006 ». Le gouvernement ne veut cependant pas faire le ménage dans le secteur. Marisol Touraine « n’a pas complètement mesuré ce qui est en train de se passer, estime-t-elle. Si on ne redresse pas la situation, un grand nombre de laboratoires publics fermeront leurs portes ».

Thierry Brun – 6 juin 2013  – POLITIS N°1256

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Article paru dans Politis n° 1256

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