Non, le capitalisme n’a pas gagné: la paupérisation relative des classes moyennes occidentales progresse, la croissance n’est plus le carburant qui maintient le fragile équilibre de la confrontation, les ressources durables s’épuisent, les enjeux écologiques deviennent majeurs et la richesse produite, en réduction, ne parvient plus à se réaliser sur le marché.
Les acteurs sont certes sonnés, découragés, ils sont dans un état difficile à définir d’abattement, de dégoût, de renoncement aussi. Un terme défini cet état (…) celui d’acédie, c’est-à-dire un mal de l’âme, un ennui, un dégoût, (…) à s’installer dans une torpeur dangereuse. « Assez dit » en effet, selon la décomposition signifiante, assez parlé, assez commenté, assez manipulé… passons à l’action, agissons!
Dans ce sens on peut penser deux étapes… ou, plutôt, on doit penser deux étapes compte tenu de l’état de prostration sociale et des blocages économiques et politiques existants.
Deux étapes, avec pour commencer des actions de résistance visant les dimensions clés du système économique, politique et social, avec ensuite une transformation plus nette, plus radicale, permettant de construire une société affranchie de la domination financière et des inégalités qu’elle génère.
Résistance dans un premier temps, car on ne voit pas comment enclencher autrement un mouvement radical et durable.
Il est clair qu’il faudra ensuite passer à un deuxième stade qu’on ne peut plus penser aujourd’hui comme une prise de pouvoir (au sens révolutionnaire classique) mais plutôt comme un éclatement du système existant et l’amorce, la construction d’une autre société.
Ce qui implique de penser les rapports du collectif et de l’individu, de ce que peuvent signifier les valeurs (issues ou non du fond anthropologique religieux, ou laïc, de type kantien… l’impératif catégorique), et ce qui implique d’élaborer une méthode, une stratégie pour la transformation sociale. (…)
En premier lieu ce qui, a minima, est indispensable pour conserver un monde vivable, décent. Ce sont les actions urgentes. Ensuite, ce qui, plus largement, doit animer notre réflexion pour parvenir à bâtir une société qui ne soit pas simplement décente mais porteuse d’espoirs, de projets et surtout d’une conception valorisante de l’humanité… où l’homme soit la mesure de toutes choses, selon la formulation du philosophe Protagoras. (…)
Pour recenser les actions urgentes à engager dans nos sociétés aujourd’hui, nous nous proposons de prendre comme premier repère le manifeste élaboré par un ensemble d’économistes désireux de présenter leurs analyses et leurs propositions dans la situation de crise amorcée depuis 2007. « Le Manifeste d’économistes atterrés », publié en 2010 et suivi en 2011 par « l’Europe au bord du gouffre », est complété en 2012 par des propositions pour « changer d’économie ».
Cet ensemble est salutaire en ce sens qu’il constate que la gestion de la crise financière de 2007-2008 et de ses conséquences propose des réformes et des ajustements structurels qui ne font que reproduire les erreurs du passé et aggraver la crise. Que constatent et que proposent Philippe Askenazy, Thomas Coutrot, André Orléan et Henri Sterdyniak, rejoints par plus de six cents signataires? L’idée centrale du manifeste est que la pensée économique s’est construite à partir de deux hypothèses: l’efficience des marchés financiers et le poids excessif de l’État dans l’économie.
La crise, bancaire et financière dans un premier temps, générale aujourd’hui, invalide radicalement cette double hypothèse et exige une refondation de la pensée économique.
À partir de dix fausses évidences qu’ils dénoncent et de vingt-deux propositions qu’ils formulent, nous pouvons identifier dans leur travail trois grands champs de préoccupation : les banques et le crédit en premier lieu, la politique des États et de l’Union européenne ensuite et enfin la fiscalité. À ces thèmes majeurs s’ajoutent quelques mesures générales d’équité, de transparence économique et de démocratie dans l’entreprise. Les propositions les plus significatives sont les suivantes dans les différents domaines indiqués.
Les banques et le crédit
– Cloisonner les marchés financiers et les activités des acteurs financiers et interdire aux banques de spéculer pour leur propre compte.
– Limiter les transactions financières à l’économie réelle.
– Réaliser un audit de la dette pour identifier les détenteurs de titres.
– Restructurer, si nécessaire, la dette publique (en plafonnant le service de la dette publique à un certain pourcentage du PIB, et en opérant une discrimination entre les créanciers).
– Renégocier les taux d’intérêt exorbitants des titres émis par les pays en difficulté depuis la crise.
– Garantir le rachat des titres par la Banque centrale européenne (BCE) et autoriser celle-ci à financer directement les États (ou imposer aux banques commerciales de souscrire à l’émission d’obligations publiques) à bas taux d’intérêt, afin de desserrer le carcan des marchés financiers.
La politique des États et l’Union européenne
– Maintenir, voire améliorer, le niveau des protections sociales et accroître l’effort budgétaire en matière d’éducation, de recherche, d’investissements dans la reconversion écologique… pour mettre en place les conditions d’une croissance soutenable, permettant une forte baisse du chômage.
– Remettre en cause la libre circulation des capitaux et des marchandises entre l’Union européenne et le reste du monde.
– Développer une politique publique du crédit avec des taux préférentiels pour les activités prioritaires au plan social et environnemental.
– Développer une fiscalité européenne et un véritable budget européen. – Lancer un plan européen (souscription auprès du public ou création monétaire de la BCE) pour envisager la reconversion écologique de l’économie européenne.
– Assurer une véritable coordination des politiques macroéconomiques et une réduction concertée des déséquilibres commerciaux entre pays européens.
– Compenser les déséquilibres de paiements en Europe par une Banque de règlements organisant les prêts entre pays européens.
– Établir un régime monétaire intra-européen (avec une monnaie commune de type bancor) qui organise la résorption des déséquilibres des balances commerciales au sein de l’Europe.
La fiscalité
– Contrôler les mouvements de capitaux et taxer les transactions financières.
– Redonner un caractère fortement redistributif à la fiscalité en supprimant les niches et en augmentant l’imposition sur les hauts revenus. Mesures générales
– Plafonner la rémunération des traders. – Supprimer les exonérations aux entreprises quand elles sont sans effet sur l’emploi. – Renforcer les contre-pouvoirs dans les entreprises pour obliger les directions à prendre en compte les intérêts de l’ensemble des parties prenantes.
– Exiger des agences de notation un calcul économique transparent.
(…) Complémentairement aux analyses et aux propositions des « économistes atterrés », il est utile d’examiner deux propositions qui pourraient permettre de contourner l’obstacle majeur que constitue la BCE dans le cadre de sa politique de non-intervention ou, à tout le moins, de sa politique extrêmement restrictive en termes monétaires et de soutien aux pays de la zone euro. Ces propositions sont la réquisition des banques centrales et le prêt par la BCE à des organismes intermédiaires qui re-prêteraient ensuite aux États. Examinons ces deux propositions.
La réquisition des banques centrales.
C’est la proposition de l’économiste Jacques Sapir (« le Monde », 2 décembre 2011) dont nous résumons l’argumentation. La création de la BCE n’a pas provoqué la suppression des banques centrales nationales. Celles-ci continuent d’exister, leur action est liée à celle de la BCE et elles s’interdisent de procéder à toute création monétaire. Mais cette interdiction ne résulte pas d’une impossibilité technique, elle est d’ordre légal et met en jeu les lois nationales.
Réquisitionner les banques centrales, par exemple la Banque de France, serait parfaitement possible sous le contrôle du ministère des Finances: la Banque de France pourrait créditer le Trésor public d’une somme importante (500 à 750 milliards d’euros, propose Jacques Sapir) et accepter un échange de titres pour une somme équivalente assortie d’une rémunération faible (0,5 % par exemple).
Le Trésor public pourrait ainsi racheter en priorité les titres détenus par les non-résidents (particulièrement importants dans le cas de la France), ce qui permettrait de faire sensiblement baisser le poids des intérêts sur le budget de la France.
Des organismes publics de crédit pourraient intervenir en tant qu’intermédiaires entre la BCE et les États. Partant de la révélation par la justice américaine, à la demande des journalistes de Bloomberg, que la Réserve fédérale américaine avait secrètement prêté aux banques en difficulté la somme vertigineuse de 1.200 milliards de dollars (depuis 2007) au taux incroyablement bas de 0,01 % (!), Pierre Larrouturou et Michel Rocard (« le Monde », 2 janvier 2012) s’insurgent contre le traitement inéquitable des banques privées d’une part et des États de l’autre : en effet, tandis que les banques privées se financent habituellement à 1 % auprès des banques centrales, elles bénéficient en situation de crise de taux préférentiels, pratiquement symboliques, tandis que les États empruntent à 3, 5, 7 % ou même davantage pour des pays comme la France, l’Espagne, l’Italie ou le Portugal!
Les auteurs proposent d’en finir avec le deux poids, deux mesures et de permettre de refinancer la vieille dette des États à des taux proches de 0 %. Le mécanisme qu’ils proposent est très simple: puisque la BCE n’est pas autorisée à prêter à des Etats membres, il faut lui demander de prêter à des organismes publics de crédit ou à des organisations internationales.
On peut ainsi envisager des prêts à taux dérisoire (0,01 %) à la Banque européenne d’investissement (BEI) ou à la Caisse des dépôts; ces organismes re-prêteraient ensuite à 0,02 % aux États qui doivent s’endetter pour rembourser leurs anciennes dettes. À titre d’exemple, les besoins pour la France sont de 400 milliards d’euros en 2012, dont 100 milliards d’euros pour le déficit du budget (résultat des baisses d’impôt octroyées depuis 10 ans) et 300 milliards d’euros pour financer les dettes anciennes qui arrivent à échéance. Rien n’interdit dans les traités européens ce mécanisme permettant à la BCE de jouer son rôle (elle devrait agir avec force pour faire baisser le coût de la dette) et aux organismes internationaux ou aux organismes publics de crédit de faciliter le financement des États. (…)
Sortir du capitalisme financier, c’est au fond sortir de l’économique, de la dictature de la rente et de la dette, celle-ci permettant la prolifération de celle-là. C’est sortir d’un fonctionnement social dégradant pour les pauvres et les déshérités niais aussi pour les riches et les puissants: qu’y a-t-il de prestigieux, de glorieux à peser X millions ou milliards d’euros, de dollars, de yens ou de yuans, c’est-à-dire à être réduit à un magot, à la marchandise la plus abstraite, la plus irréelle et la moins porteuse de sens.
L’humanité vaut mieux que cet asservissement à la richesse. S’en remettre à l’argent, à sa génération et surtout à sa quantification obsessionnelle et à sa liquidité permanente, c’est casser toute possibilité pour les individus de devenir sujets, sujets au sens philosophique c’est-à-dire procédant d’eux-mêmes et maîtres de leur destin. Il faut plaider et agir pour cette appropriation par les individus de leur destin, de leur construction collective d’une société décente. Il faut œuvrer pour une société du jeu (celle de l’Homo ludens de Johan Huizinga), une société du don (le donner-recevoir-rendre de Marcel Mauss).
Il faut que la sortie du capitalisme financier, entendu comme le stade ultime de l’économique, soit également l’entrée dans une société démocratique, où la démocratie soit à la fois sa finalité, son projet et sa démarche d’action.
(1) Extrait du « Capitalisme ne joue pas aux dés. Comprendre le capitalisme financier pour en sortir », de Christian Cauvin. Éditions Le Bord de l’eau. 20 euros.