Que nous réserve l’Union européenne ?
Ancien syndicaliste, aujourd’hui journaliste, Pierre Lévy a notamment tenté de répondre à cette question à travers son dernier livre, « L’Insurrection », aux éditions AEBRN. (…)
Il nous renvoie à une inquiétante actualité et soulève une question : faut-il rester dans l’Union européenne ? Le sujet est tabou. Il mérite pourtant un vrai débat.
Votre roman nous plonge en 2022, et dès les premières lignes, ce futur proche nous apparait à la fois absurde et effrayant. Plus effrayant encore, on comprend rapidement que cet univers n’est pas le pur fruit de votre imagination, mais s’appuie sur des éléments d’aujourd’hui, bien réels…
Pierre Lévy : (…) J’ai voulu rire de choses qui ne sont pourtant pas drôles du tout, en poussant jusqu’à l’absurde et jusqu’à l’extrême des logiques actuelles. (…) En espérant que cela fasse réfléchir.(…)
Vous rejoignez (…) ce que Jean Bricmont écrit dans la postface, à savoir qu’une (…) part de « la gauche » a, ces dernières années, abandonné la lutte contre le capitalisme pour enfourcher d’autres chevaux de bataille…
Pierre Lévy : …comme l’écologie, les droits de l’homme, la criminalisation du socialisme… De fait, mon roman se projette dans l’avenir alors que Jean Bricmont contextualise tout ça en rappelant certains événements politiques de ces dernières années. Et il mentionne ce fait qui mérite un vrai débat. (…)
Cette « harmonisation » des grandes décisions politiques s’applique de plus en plus au niveau européen. C’est ce qui vous a inspiré ?
Pierre Lévy : Oui, et je pense que l’idée derrière tout ça est de faire disparaitre les peuples. (…)
La démocratie et la souveraineté sont deux concepts que vous avez fait disparaitre du futur. Pourquoi ?
Pierre Lévy : Démocratie et souveraineté renvoient en fait au même concept tel que nous l’avons hérité notamment des Lumières après des siècles de combat : chaque peuple est souverain, il ne doit pas y avoir de puissances au-dessus de lui pour lui dicter ce qu’il doit faire. Mais cette avancée politico-philosophique est devenue extrêmement gênante pour les tenants de la mondialisation et de cette gouvernance mondiale qui effacerait la souveraineté des peuples.
Aujourd’hui, les dirigeants européens ne supportent plus la démocratie. Nous avons eu un exemple caricatural avec les referendums irlandais en 2001 et 2008 : la réponse n’était pas satisfaisante pour l’UE, les citoyens ont donc été contraints de retourner aux urnes. Autre exemple avec le referendum de 2005 en France. Malgré une opposition massive au traité constitutionnel, les dirigeants européens se sont arrangés pour refourguer le contenu du texte sous une autre forme.
La démocratie a aussi été malmenée par exemple au Portugal où, en 2011, le gouvernement de José Socrates a demandé un renflouement européen en échange de mesures drastiques. Mais ce gouvernement a été conduit à la démission et des élections anticipées ont été organisées. La Commission européenne a alors dit ouvertement aux Portugais : « Vous avez le droit de voter, bien entendu. Cependant, quel que soit le résultat du vote, l’accord passé entre le gouvernement sortant et la Troïka ne pourra pas être revu. »
Ces referendums et cette élection frisent l’absurde et semblent tout droit tirés de votre fiction. Pourtant, c’est la réalité !
Pierre Lévy : La démocratie est devenue un concept totalement frelaté par l’Union européenne. Certes, nous pouvons choisir la couleur des trottoirs. Mais les grandes décisions semblent devoir être mises à l’abri des « foucades populaires ». Ce qui est nouveau, c’est que les dirigeants européens le disent ouvertement.
Doit-on accepter tout ça ou bien cela vaut-il la peine d’essayer de se mettre en travers de ce processus ? C’est la question que pose le livre en filigrane, via l’humour noir. J’ai d’ailleurs pris beaucoup de plaisir à écrire le livre et, pour les retours que j’ai eus, les gens en ont pris à le lire. Mais on rit jaune évidemment, car tout ça est dramatique.
Si ça vaut le coup de mettre un terme à cette folie, que peut-on faire selon vous ?
Pierre Lévy : Il y a des conditions à réunir pour ne pas se retrouver broyé par la machine. La première, et on ne part pas de rien à ce niveau-là, consiste à organiser de grands débats populaires sur la nature même des décisions qui sont prises par nos dirigeants. Prenons l’exemple des retraites. Je ne pense pas que nos politiques sont méchants par nature ni que Sarkozy d’abord et Hollande ensuite ont été pris de folie. On peut voir au contraire que les réformes sur les retraites sont en cours aussi dans les autres pays de l’UE et que chaque sommet européen appelle à les mener.
Nos dirigeants ne sont donc ni fous ni méchants. Simplement, ils ont décidé collectivement d’un carcan et ils s’y tiennent. De plus, ce carcan est très cohérent. La première condition est donc de prendre conscience de la cohérence du carcan européen. Or, je crains malheureusement que de nombreuses forces politiques qui disent se situer à gauche, de même que certains syndicats, fassent l’impasse sur le carcan que représente l’UE.
Comment fonctionne ce carcan européen ?
Pierre Lévy : L’UE n’est pas responsable de tout. Chaque gouvernement est capable de prendre des mesures antisociales. Mais la spécificité de ce carcan européen, c’est ce qu’on appelle en jargon bruxellois l’« acquis communautaire ». De fait, les « avancées européennes » – c’est-à-dire en particulier les reculs sociaux – sont irréversibles, selon la mécanique des traités. Si bien que si demain, un gouvernement progressiste est élu (dans un état) et qu’il souhaite mener de grandes réformes, il sera bloqué par les engagements pris par les précédents gouvernements, les engagements qui sont gravés dans le marbre des traités.
(…) En témoigne par exemple la « gouvernance économique européenne », où chaque gouvernement est tenu de faire valider son projet de budget par la Commission avant même de le soumettre au parlement national.
Faut-il faire sauter le carcan et sortir de l’UE ?
Pierre Lévy : Je sais que la question est taboue, mais je pense que c’est la deuxième condition pour ne pas se trouver broyé par la machine. Peut-on encore nourrir l’illusion de pouvoir changer les choses de l’intérieur, alors que certains prétendent s’y essayer depuis cinquante ans (la fameuse arlésienne de « l’Europe sociale », par exemple…) et que la situation a empiré depuis ? Ou bien faut-il sortir de ce carcan ?
Ça ne se décidera pas à l’échelle des Vingt-sept, mais quelques peuples pourraient donner l’élan pour une sortie de l’UE et pour que chacun puisse reprendre en main le pouvoir de décision. (…)
Vous ne pensez pas qu’une autre Europe est possible ?
Pierre Lévy : N’importe quel architecte le sait : une prison ne peut pas devenir une école parce qu’on aura remplacé les prisonniers par des élèves. L’architecture du bâtiment n’est pas conçue pour ça. (…)
Pour l’Union européenne, ce n’est donc pas juste une question de mauvaises politiques qui sont menées. Ce sont les mécanismes mêmes de l’UE qui constituent une sorte de levier pour que l’action collective de la classe dominante soit multipliée et présentée comme irréversible. (…)
Les pays européens n’ont-ils donc aucun intérêt à s’unir ?
Pierre Lévy : Certes, ils ont tout intérêt à maintenir et à développer de bonnes relations. Mais pourquoi devraient-ils vivre avec des institutions intégrées qui laissent de côté les pays des autres continents ? (…)
Contrairement à ce qu’on prétend, l’UE ne nous permet pas de nous ouvrir, elle nous renferme. Par ailleurs, les solidarités de lutte doivent se construire au niveau européen, mais pas seulement. Elles doivent s’établir avec tous les peuples et toutes les luttes. On devrait, par exemple, beaucoup tirer de convergences de luttes avec les pays latino-américains.
Justement, les plus progressistes d’entre eux se sont unis à travers l’ALBA…
Pierre Lévy : Ils plaident pour des coopérations plus étroites, mais insistent en même temps pour que chaque pays garde et renforce sa souveraineté nationale. Solidarité et souveraineté ne sont pas contradictoires, la seconde est même une condition nécessaire à la première.
Cette sortie de l’UE ne risque-t-elle pas de faire le lit du nationalisme cher à l’extrême-droite ?
Pierre Lévy : Soyons attentifs aux mots que nous employons. Défendre le cadre national et se réclamer du nationalisme, ce n’est pas pareil. (…)
Pourtant, si on regarde aujourd’hui les partis politiques qui prônent une sortie de l’UE, la plupart sont classés à droite de l’échiquier politique.
Pierre Lévy : La faute à qui ? Qui a laissé ce terrain en friche en sacrifiant le concept de souveraineté au nom de la construction européenne ? Il y a eu un vide à ce niveau-là si bien que d’autres forces, qui ont bien senti le sentiment populaire, ont récupéré et récupèrent encore ce terrain abandonné par la gauche. Cette situation plaide justement pour qu’on réinvestisse ce champ plutôt que de le laisser à des partis qui n’ont pas la défense des travailleurs en tête.
Ne craignez-vous pas qu’un éclatement de l’Union européenne conduise à des guerres comme celles que nous avons déjà connues entre les différents pays du continent ?
Pierre Lévy : Ce ne sont pas les nations elles-mêmes, mais les affrontements entre intérêts impérialistes qui étaient à la source des deux guerres mondiales. (…)
L’UE n’offrirait donc aucune garantie de paix entre les peuples ?
Pierre Lévy : Il suffit de regarder ce qui se passe. Là où des peuples souverains, libres et égaux devraient pouvoir développer des coopérations, c’est le contraire qui se produit. On cherche à leur imposer les mêmes règles, les mêmes manières de se comporter et surtout, les mêmes reculs sur le terrain. Pour cette soi-disant paix entre les peuples, les résultats sont désastreux. On a ainsi pu voir la grande presse allemande représenter les Grecs comme des profiteurs et des paresseux. De l’autre côté, le ressentiment est tel que dans les journaux grecs, on ne peut plus voir Angela Merkel sans qu’elle soit affublée d’un costume hitlérien !
Sous couvert de développer des liens étroits, on oppose les peuples les uns aux autres. (…) La manière dont les dirigeants européens, surtout les Allemands, ont pris possession de Chypre est symptomatique. Ils ne prennent même plus de gants. Ils expliquent très clairement qu’on va mettre le pays sous le joug. Avec l’espoir que si on arrive à mater de la sorte un petit pays, l’exemple sera donné.
Vous le dites vous-même, chaque gouvernement est capable de prendre des mesures antisociales en dehors de l’UE. En quoi sortir du carcan européen nous protègera-t-il de telles politiques ? Ne vaut-il pas mieux attaquer le problème à la racine, attaquer le capitalisme ?
Pierre Lévy : Je suis convaincu que ce qui est fondamentalement en cause, c’est la logique du capitalisme. Ce qui est nouveau, ce sont les armes dont il s’est doté pour mieux soumettre les peuples. Si demain l’UE n’existait plus, les problèmes ne disparaitraient pas pour autant. Ça ne supprimerait pas l’exploitation de l’homme par l’homme et il faudrait continuer à combattre le capitalisme. Mais lorsqu’on parvient à se défaire de l’arme la plus efficace de son adversaire, on a déjà franchi un grand pas.
Il faut donc donner la priorité au combat d’aujourd’hui qui est de faire sauter les carcans. Quand des forces progressistes remettent en cause l’UE, ça offre des perspectives. Mais lorsque des forces censément progressistes continuent à répéter « il faut une autre Europe », ce sont des forces beaucoup moins sympathiques qui s’emparent du combat national. Avec tous les dangers que l’on peut imaginer…
Entretien réalisé par Grégoire Lalieu – Source : Investig’Action – Permalien
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Note :
J’ai pris l’initiative de couper certaines parties du texte qui à mon sens n’apportaient pas d’éclairage supplémentaire au sujet proposé. Vous pourrez lire l’ensemble du texte grâce au permalien. D’autre part, voilà bien le genre de texte qui peut poser problème à certaines personnes. Pour ma part je ne partage pas entièrement les thèses développées, attendant avec impatience les commentaires que vous pourrez apporter. M C