JEAN-JACQUES ROUSSEAU affirmait que la démocratie « est un gouvernement si parfait qu’il convient aux dieux et pas aux hommes ». Dans la mesure où il y a peu d’espoir que les hommes deviennent dieux dans un proche avenir, faut-il se résigner à disposer d’une démocratie de plus en plus imparfaite ?
La plupart des grands défauts du système démocratique ont été, depuis longtemps, identifiés et critiqués (1). Non seulement par ses adversaires les plus acharnés, mais aussi par ses défenseurs les plus lucides qui savent ce système heureusement perfectible.
La question de l’aggiornamento démocratique, de la réforme de ce modèle se pose de manière nouvelle. Et urgente. Une architecture politique conçue, pour l’essentiel, au cours de la seconde moitié du XVIII e siècle, en Angleterre, aux États-Unis et en France sur la base des exemples antiques grec et romain, a nécessairement besoin d’une refondation. Certes, des modifications, parfois capitales (comme l’abolition de l’esclavage, la fin du suffrage censitaire, le vote des femmes), ont été apportées, mais chacun sent bien que le système est usé, qu’il tourne en rond et s’éloigne des préoccupations des citoyens.
Ceux-ci sont de plus en plus nombreux à réclamer une « démocratie radicale » dans laquelle l’État de droit et les droits de la personne seraient enfin scrupuleusement respectés (2). Ils estiment le moment venu de cette réforme alors que les sociétés développées sont soumises à la violence d’un phénomène pour ainsi dire inédit : le choc simultané d’une triple révolution, technologique, économique et sociologique (3).
La révolution des technologies informatiques voit le remplacement du cerveau humain (du moins d’un nombre de plus en plus important de ses fonctions) par l’ordinateur. Cette « cérébralisation générale » des outils de production (aussi bien dans l’industrie que dans les services) est accélérée par l’explosion des nouveaux réseaux des télécommunications. La productivité s’emballe, des métiers disparaissent, le chômage et la précarisation de l’emploi explosent.
Dans le champ économique, le phénomène de l’interdépendance est patent dans l’économie de nombreux pays. Elle concerne surtout le secteur financier qui domine, de loin, la sphère de l’économie. Fonctionnant selon des règles qu’ils sont seuls à se fixer et sont désormais en mesure de dicter leurs lois aux États.
Enfin, dans le domaine sociologique, les deux précédentes révolutions mettent en crise le concept de pouvoir. Naguère vertical, hiérarchique, autoritaire, il devient de plus en plus horizontal, en réseau et (grâce aux techniques de manipulation médiatique) consensuel. Ce changement affecte tout particulièrement, dans son identité et son exercice, le pouvoir politique.
Il faut ajouter à cela, au sein de l’Union européenne, la double érosion de l’État par les transferts de souveraineté ; en amont, vers l’Union européenne, et en aval, vers les régions.
DANS ce contexte, c’est la démocratie qui perd de sa crédibilité ? Les citoyens ne peuvent plus intervenir efficacement, par leur vote, dans des domaines décisifs, désormais placés hors de leur portée. L’économie notamment, est de plus en plus déconnectée du social et ses décideurs refusent d’assumer les conséquences (chômage, paupérisation, exclusions, fracture) provoquées par l’adoption du dogme de la mondialisation.
En favorisant, au cours des deux dernières décennies, le monétarisme, la déréglementation, le libre-échange global, le libre flux de capitaux et les privatisations, des responsables politiques ont favorisé le transfert de décisions capitales (en matière de souveraineté, de sécurité, d’investissement, d’emploi, de santé, d’éducation, de culture, de protection de l’environnement) de la sphère publique à la sphère privée. Et permis que les nouveaux « maîtres du monde » (4) ne se soumettent pas au suffrage universel. Les décisions de ces derniers et leurs conséquences (en matière d’emploi, de culture ou d’environnement, par exemple) échappant au contrôle du « peuple souverain » (5).
Dans tous les pays la cohésion sociale se lézarde. Au sommet, se renforce une caste de plus en plus aisée (en France, par exemple, 10 % des foyers détiennent 55 % de la fortune nationale ; et on peut affirmer que « deux cents gérants » contrôlent le destin de la planète) (6). En revanche, vers le bas, les poches de pauvreté s’élargissent. De nombreux citoyens marginalisés, pauvres, ne sont plus en mesure d’exercer les droits que la démocratie, formellement, leur reconnaît (7).
Les citoyens savent clairement qui détient la réalité du pouvoir. Selon une enquête, 64 % des personnes interrogées estimaient que « ce sont les marchés financiers qui ont le plus de pouvoir aujourd’hui en France (8) », devant « les hommes politiques » (52 %) et « les médias » (50 %).
Dans la plupart des grandes démocraties, à peine élus, les exécutifs renient leur propre programme et appliquent les consignes générales définies par des organismes supranationaux (non élus) comme la Banque centrale européenne( BCE), le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC), .
En Europe, de surcroît, les quatre critères de convergence imposés par le traité de Maastricht aux pays candidats à la monnaie unique (déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB, dette publique brute inférieure à 60 % du PIB, taux d’inflation inférieur à 3 %, et taux d’intérêt à long terme inférieur à 7,5 %) exercent une véritable dictature.
Mais trop de dirigeants, au nom des principes ultralibéraux, continuent de réclamer des « efforts d’adaptation » et se résignent à l’impuissance du politique.
Partout les inégalités se creusent à mesure qu’augmente la suprématie des marchés. En Europe, dans son fonctionnement ordinaire, la démocratie tourne le dos aux fondements du contrat social, et accepte l’apparition de plusieurs millions de sans-emploi et de pauvres…
Cette injustice n’est pas dénoncée par les grands médias de masse manquant d’audace pour le faire. Et les techniques de manipulation des esprits (qui permettent d’imposer subtilement les consensus) ont fait, dans les régimes démocratiques, d’inquiétants progrès contre lesquels, dès 1958, Aldous Huxley nous mettait en garde : « A la lumière de ce que nous avons récemment appris écrivait-il , il est devenu évident que le contrôle par répression des attitudes non conformes est moins efficace, au bout du compte, que le contrôle par renforcement des attitudes satisfaisantes au moyen de récompenses et que, dans l’ensemble, la terreur en tant que procédé de gouvernement rend moins bien que la manipulation non violente du milieu, des pensées et des sentiments de l’individu (9). »
On peut ajouter à ces déraillements : le défaut de représentativité réelle des « élus du peuple »
Ignacio Ramonet – Archives du Monde Diplomatique –
Extrait remanié. Juste retiré les rapports avec les personnages et faits politique de l’époque. Un article de Mai 1997 qui garde toute sa véracité 16 ans après. MC
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- On lira à cet égard, avec bonheur, Italo Calvino, La Journée d’un scrutateur, coll. Points, no 346, Seuil, Paris, 1997.
- Lire Jürgen Habermas, Droit et démocratie, Gallimard, Paris, 1997 ; et Jürgen Habermas et John Rawls, Débat sur la justice politique, Cerf, Paris, 1997.
- Lire Ignacio Ramonet, « La planète des désordres », Manière de voir, no 33, février 1997.
- Cf. « Les Nouveaux maîtres du monde », Manière de voir, no 28, novembre 1995.
- Lire Richard Lacayo, « But Who Has the Power ? », Time, 17 juin 1996.
- Lire Frederic F. Clairmont, « Ces 200 sociétés qui contrôlent le monde », Le Monde diplomatique, avril 1997.
- Lire René Lenoir, « La démocratie au péril de la finance », Le Monde, 21 février 1995.
- Le Monde, 18 décembre 1996.
- Aldous Huxley, Retour au Meilleur des mondes, Pocket, no 1645, Paris, 1996, page 11.