«Vague brune sur l’histoire de France» !

Le 26 février à Rocamadour, dans le Lot, Mme Le Pen s’est lancée dans une critique de l’enseignement de l’histoire de France. Selon elle, la priorité consisterait aujourd’hui « à attirer l’attention des élèves systématiquement sur les aspects les plus contestables » : « la colonisation, la collaboration, etc. ». Elle estime que l’apprentissage de l’histoire de France devrait s’appuyer au contraire sur ses éléments les plus « glorieux ». Objectif : réécrire un roman national au service de l’idéologie frontiste.

Peu de disciplines enseignées suscitent autant l’intérêt des politiques que l’histoire. Rien d’étonnant donc à ce que, le 26 février dernier, Mme Le Pen s’exprime à son tour sur le sujet. À l’école primaire, l’histoire, apprend-on, devrait abandonner l’enseignement de la Seconde Guerre mondiale « trop complexe » et celui des aspects « trop négatifs » de la colonisation. Les enfants pourraient donc se contenter de l’« histoire de France, la plus positive, la plus valorisante, pour que chaque Français conscient du passé en soit également fier, et pour que chaque citoyen français en soit un ambassadeur ».

Que Mme Le Pen se rassure, les programmes Darcos depuis 2008, écrits dans une complète opacité, en reviennent déjà, à ce modèle passéiste. Reposant à la fois sur la mémorisation de grandes dates repères et de figures héroïques, les élèves de l’école primaire subissent une vision de l’histoire nostalgique, totalement éloignée des renouvellements historiographiques récents. Ces programmes, dénoncés par tous, n’ont comme seul mérite de n’avoir pas osé renoncer à l’enseignement des questions dites « sensibles », aux enjeux sociétaux importants, comme la destruction des juifs d’Europe ou encore l’enseignement du fait colonial, de l’esclavage et des traites ;des thématiques, il est vrai, obligeant les élèves à aborder quelques facettes sombres du passé français et interrogeant d’autres héritages qu’une grandeur nationale fantasmée.

Que l’on ne se méprenne pas : dénoncer la soi-disant « complexité » de la Seconde Guerre mondiale n’est qu’un cache-sexe d’une idéologie beaucoup plus lourde au sein du Front national consistant, pour les uns, à nier l’existence des chambres à gaz, pour les autres à relativiser la portée historique de la Shoah. Dans son discours de Rocamadour, Mme Le Pen maquille ces ambiguïtés derrière l’idée que les enfants de l’école primaire seraient trop jeunes pour disposer de l’« esprit critique » nécessaire à la compréhension « des moments de notre histoire qui ont été des moments de souffrance ». On lui rétorquera alors que la grille de lecture d’un moment historique n’a rien à voir avec l’échelle de Richter des souffrances, et qu’il y a bien longtemps que les enseignants ne réduisent pas leur travail à la présentation d’une frise des émotions. On lui précisera également qu’un enfant de 10 ans peut et doit comprendre que le passé du pays dans lequel il vit n’est pas une épopée lisse et glorieuse pour le bien de l’humanité.

Connaître et comprendre la vérité des faits relève de l’intelligence, non de la soi-disant « repentance » que nous resservent régulièrement les nostalgiques du roman national.

Car ce discours de réhabilitation d’un récit national aseptisé n’est pas l’apanage de l’extrême droite. On le retrouve régulièrement sous les plumes alarmistes d’éditorialistes (du « Figaro ») ou d’historiens autoproclamés surfant sur le soi-disant « malaise identitaire » des Français (1). Nous dénoncions déjà cette « vague brune sur l’histoire de France » en septembre dernier (2) et ce marché éditorial juteux qui, lorsqu’il ne s’en proclame pas vertement, fait le jeu d’une extrême droite ravie de camoufler sa politique de préférence nationale derrière une prétendue demande sociale trop souvent relayée complaisamment par les médias.

À tous ces gens qui se découvrent une soudaine passion pour la question de l’histoire et de son enseignement, nous souhaiterions une nouvelle fois préciser qu’il existe des historiens dont les réflexions ont pour but de rendre accessibles les avancées scientifiques sur la compréhension du passé. Ils ont montré depuis longtemps qu’au même titre que la chevauchée de Jeanne d’Arc, la colonisation faisait partie de l’histoire de France, tout comme la traite. Ils ont montré que l’histoire ne résulte pas que de l’action des grands hommes, mais aussi d’hommes et de femmes anonymes. Ils ont montré enfin que l’histoire ne répond pas aux obsessions politiques de la fermeture des frontières.

Quant aux enseignants du primaire et du secondaire, ils savent qu’un enfant n’apprend pas uni­quement en empilant des connaissances. Les chemins transversaux, complexes, sinueux sont bien plus savoureux à emprunter car ils éveillent la réflexion et la curiosité des élèves. Complexité, ruptures, transformations, rapports de domination sont au cœur de nos disciplines, et, en aucun cas, nous ne laisserons ces hérauts de la fierté nationale servir de boussoles à la rédaction des nouveaux programmes scolaires annoncés par le ministre pour 2014.

Notes

  1. Voir les ouvrages de Dimitri Casali, Lorànt Deutsch ou Jean Sévillia.
  2. http://aggiornamento.hypotheses.org/898.

Laurence De Cock et Véronique Servat

5 réflexions sur “«Vague brune sur l’histoire de France» !

  1. aucunsenspolitique 09/03/2013 / 14:33

    Le titre de votre billet est peut-être un peu excessif. En fait, Marine Le Pen tombe dans le travers de tous les hommes politiques depuis au moins le XIXème siècle : vouloir réécrire l’Histoire pour la rendre le plus conforme possible à leur idéologie. Et, souvent (ce n’est pas le seul fait du Front national) à en gommer les aspects négatifs.

    • Libre jugement - Libres propos 09/03/2013 / 20:08

      Je comprends très bien le sens de votre interrogation contenue dans votre commentaire. Reste que l’organisation politique que vous évoquez est coutumière du fait de réécrire l’histoire à son profit. Soyons conscients que cette façon de faire n’est pas l’apanage de ce parti politique, tant l’histoire de la France a été un sujet de réécriture en fonction de l’historien auteur, de ses croyances, de ses appartenances politiques et parfois même de ses convictions personnelles. Prenons l’exemple que chacun peut vivre au quotidien d’un accident de la circulation se déroulant devant les yeux de plusieurs personnes, que ces mêmes personnes relatent de façon différentes retranchant ou ajoutant des observations personnelles sans le moindre rapport avec le vécu. MC

      • aucunsenspolitique 10/03/2013 / 16:44

        C’est là toute la différence entre « mémoire » et « histoire ». La « mémoire » fait appel aux émotions et aux sentiments quand « l’histoire » s’attache aux faits

        • Libre jugement - Libres propos 10/03/2013 / 17:35

          Mais de quelles faits parle-t-on, de ceux qu’écrivent des auteurs absolument neutres ? Cela n’existe pas.
          C’est bien l’objet d’une certaine écriture de l’histoire qui se lira et sera accepté ou pas, en fonction du cursus du lecteur.
          Mais lorsqu’il s’agit d’apprendre à des enfants une histoire de la France, quel manuel sera « LE » diffuseur de message ?
          L’auteur connu pour sa sensibilité « Catholique », « Protestante », « Cartésienne », etc.
          Même pour beaucoup un événement vécu comme Mai 68 (j’avais 27 ans que j’ai pris de plein fouet avec femme et enfants) ou personne n’est d’accord aujourd’hui sur les raisons de son déclenchement, par qui, ses conséquences, sa dénomination -Révolution, simple manifestation d’étudiants ou d’ouvriers-, alors que retiendrons objectivement les jeunes historiens dans 50 ans ?

          • aucunsenspolitique 10/03/2013 / 18:28

            L’historien se doit de rester le plus neutre possible…. même si son interprétation des événements ne peut évidement faire abstraction de sa culture, de sa formation etc…

            Pour ce qui est de l’histoire apprise à l’école, c’est différent : son contenu dépend pour partie du message que veulent faire passer les politiques au pouvoir, dont la neutralité n’est pas le souci majeur.

            S’agissant de 68, j’avais 19 ans… et je ne me suis pas du tout senti concerné. J’ignore comme vous ce qu’en retireront les historiens dans 50 ans, mais ils n’ont pas intérêt à venir m’interroger sur le sujet.

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