Internet a bouleversé la façon de raconter des histoires à la télé. Déclinées sur les réseaux sociaux ou sur les mobiles, elles s’émancipent aujourd’hui du petit écran pour devenir interactives. Mise au point sur une révolution passionnante.
Cette histoire est fascinante mais ses protagonistes ont des noms à coucher dehors. On y trouve des « story architects », des « narrative designers », des « développeurs transmédias »… Mais passons. L’essentiel est ailleurs et la révolution en marche : bienvenue dans l’ère du transmédia, cette nouvelle façon d’écrire et de vivre les histoires qu’Internet permet aujourd’hui.
Celles où le téléspectateur devient l’acteur de ce qu’il regarde.
Tous les domaines sont concernés : la fiction, le documentaire, le jeu vidéo. Pour l’industrie audiovisuelle, il n’est pas question de rater le coche. France Télévisions, Arte, Orange, Canal + investissent chaque année des millions d’euros pour développer ces projets d’un nouveau genre, persuadés que l’avenir du divertissement sera transmédia. Ce qui n’est pas sans poser des questions. Les voilà.
De quoi le transmédia est-il le nom ?
> Ce sont des histoires écrites simultanément sur plusieurs médias : la télévision, les réseaux sociaux, le téléphone portable… L’affaire a tout d’un jeu de piste : un clic de souris et il est possible de choisir le personnage qui racontera tel documentaire un mouvement de doigt sur l’écran tactile et c’est une enquête policière que chacun peut résoudre ; quelques touches sur le clavier et il devient possible de monter un film, de témoigner sur un sujet de société, d’interpeller les scénaristes d’une série, de choisir ses acteurs… Les projets les plus délirants sont dans les cartons. « Le seul dénominateur commun, explique Boris Razon, responsable du pôle nouvelles écritures chez France Télévisions, c’est le changement de rôle du téléspectateur. De sujet passif, il devient un sujet actif. » Les plus branchés ne parlent d’ailleurs plus de téléspectateur mais d’utilisateur, d’histoire mais d’expérience, de média de masse mais de média de communauté.
Qui est transmédia ?
> Toutes proportions gardées, les « transmédiateurs » ressemblent à ces pionniers partis vers l’Ouest américain, en 1849. Un territoire à défricher et (peut-être) de l’or à trouver. « C’est terriblement grisant, avance Alexandre Brachet, producteur chez Upian, une société de production spécialisée dans le web-documentaire. Pour chaque auteur, scénariste ou journaliste, nous développons les interfaces spécifiques adaptées à leur histoire. Tout est à inventer. » Ils sont plusieurs comme lui, la petite quarantaine, à parler d’Internet comme de l’« espace de l’exigence et de la qualité ».
Utopiste, ce petit monde est également mû par un chiffre en forme de Graal : presque 75 % des internautes utilisent un deuxième écran lorsqu’ils regardent la télévision. « Ce nouveau mode de consommation s’est développé plus vite que notre capacité de raconter des histoires, explique Boris Razon. Les grandes chaînes seront jugées sur leur capacité de s’adapter. » A l’heure où l’audience se dissout dans la myriade de chaînes de la TNT, l’enjeu est de taille. Ces dix-huit derniers mois, France Télévisions a mis la main au portefeuille en créant un pôle « nouvelles écritures », doté d’un budget annuel de 4 millions d’euros et d’une équipe de 12 personnes. Aucun retour sur investissement n’est prévu pour l’instant. « Nous perdons de l’argent, et le modèle économique peine vraiment à se dessiner », explique Alexandre Brachet. Pourtant, tout le monde en est sûr : d’ici à dix ans, le transmédia sera le modèle de divertissement dominant.
Et, pour l’instant, ça donne quoi ?
> C’est là que les choses se compliquent. Suivre une fiction transmédia nécessite généralement un bac + 5 en Twitter, un DEA en jeux vidéo appliqués et une agrégation en histoire contemporaine de l’Internet. Pour un individu normalement né avant 1993, l’expérience est frustrante et chronophage. « Notre public est constitué d’internautes fans de contenus déjà existants, explique Fabienne Fourquet, directrice des nouveaux contenus chez Canal +. L’univers proposé doit être familier, sinon ça ne prend pas. » Pour la série Les Revenants, Canal + attend la deuxième saison pour lancer son dispositif transmédia. « Tous les projets ont une dimension aléatoire, admet Boris Razon. Notre unique moyen de réussir, pour l’instant, c’est justement d’expérimenter le plus possible. » Côté webdocumentaire, de très belles choses sont à signaler tout de même : Alma, Prison Valley et Manipulations, produits par Upian et Arte. « C’est la première chaîne à s’être intéressée au transmédia et elle a plusieurs longueurs d’avance », explique Margaux Missika, productrice chez Upian. Bienvenue dans le monde de demain.
IGOR HANSEN-LOVE – Lu dans l’Express N° 3217