Médecine du travail : peut-elle encore remplir ses missions ?

Alors que la crise économique met à mal la santé des salariés, les médecins du travail s’inquiètent des conséquences de la réforme de 2011 sur leur pratique au sein des entreprises.

« Apocalypse Now » : tel était le titre du rapport 2011 du collectif des médecins du travail de l’Ain. Un titre justifié, expliquaient-ils alors, par la dégradation des conditions de travail observées chez les salariés qu’ils suivent au sein du service inter-entreprises de ce département. Et cette situation, constatent-ils aujourd’hui, ne s’est pas améliorée.

Ce tableau plutôt sombre, voire noir, est corroboré par divers indicateurs de santé au travail. A commencer par le nombre de décès, en Europe, dus aux substances chimiques et dangereuses : 74.000 morts chaque année (1). C’est dix fois plus que ceux causés par les accidents du travail. Mais ces derniers, qui avaient reculé ou, au pire, stagné dans les années 2005-2008, sont à nouveau en hausse en France depuis 2009 (+ 1,1 %), tout comme les maladies professionnelles (+ 2,7 %).

La santé au travail, un luxe ?

Parallèlement, le nombre de services de santé au travail et de médecins dédiés a, lui, diminué en 2011. Les risques psychosociaux et les troubles musculo-squelettiques (Tms) sont largement en tête des maladies professionnelles, et l’actualité se charge tristement de nous le rappeler – comme à La Poste, ces derniers mois –, tout comme elle nous rappelle ce que la crise économique, avec ses licenciements massifs et ses restructurations, génère comme souffrance.

En temps de crise, la santé au travail deviendrait-elle un luxe superflu ? C’est la question que l’on peut se poser au vu des stratégies – ou de l’absence de stratégie, peut-être – qui se dessinent au niveau européen. En tout cas, « c’est la première fois depuis trente ans que [ce sujet] est absent des programmes de travail de la Commission européenne », confie Laurent Vogel, directeur du département santé et sécurité au travail de l’Institut syndical européen (Etui). Et si, en juin, un nouveau plan quinquennal était annoncé pour 2013-2017, fin septembre plus rien n’avait l’air sûr. La politique européenne en ce domaine est au point mort pour l’instant.

Une incertitude inquiétante qui a poussé nombre d’acteurs nationaux, voire internationaux, du champ de la santé au travail – Organisation internationale du travail (Oit) en tête – à dépenser beaucoup d’énergie à essayer de persuader les entreprises qu’investir dans la santé au travail est aujourd’hui le seul moyen de sortir de la crise. « Mais l’argument économique ne marche pas très bien. En particulier en France », observe Pascal Marichalar, sociologue, spécialisé dans les problématiques de santé au travail. « Dans notre système actuel, il n’y a pas vraiment d’incitation financière, pour les patrons, à se montrer “vertueux” dans ce domaine. Les sanctions risquées ne sont pas si élevées que ça. Pour eux, il est parfois plus rentable de payer une amende relativement modique de temps à autre que de mettre sur pied un vrai programme de prévention des risques. »

La fin de la prévention ?

« La dernière réforme de la médecine du travail, en 2011, met le coup de grâce à la prévention pendant que le chaos et la maltraitance sont à leur acmé », soulignaient les médecins du travail de l’Ain dans leur rapport 2011. Ils précisaient : « La réforme actuelle met à mort la médecine du travail […] et supprime toute réelle possibilité de prévention. Aucun des déterminants essentiels des atteintes graves et nombreuses à la santé au travail n’a été pris en compte. »

Les médecins de l’Ain ne sont pas les seuls à lancer ce type d’alerte. Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l’Inserm, a, dans le courant de l’été, refusé de recevoir la Légion d’honneur que voulait lui décerner le nouveau gouvernement. Dans la lettre motivant son refus, elle exprime notamment : « […] J’ai mené mon activité dans l’espoir de voir les résultats de nos programmes de recherche pris en compte pour une transformation des conditions de travail et l’adoption de stratégies de prévention. Au terme de trente ans d’activité, il me faut constater que les conditions de travail ne cessent de se dégrader, que la prise de conscience du désastre sanitaire de l’amiante n’a pas conduit à une stratégie de lutte contre l’épidémie des cancers professionnels et environnementaux… »

Plus précisément, les médecins du collectif de l’Ain commentent : « Il y a toujours un déni des risques. On voudrait nous faire faire de la prévention sur le tabac, l’alimentation… Mais ce n’est pas avec ce type d’initiatives que l’on va prévenir efficacement les risques en santé au travail. » De plus, la question des risques psycho-sociaux a fait émerger une nouvelle évidence : « Toute condition de travail et d’exposition professionnelle est forcément multifactorielle. » Jacques Malchaire, professeur à l’Université catholique de Louvain (Belgique), intervenait en ce sens lors d’un colloque de l’Institut national de recherche et sécurité (Inrs) il y a quelques mois à Nancy. Risques psychosociaux et Tms ou bien exposition simultanée au bruit et à un ou des solvants : les combinaisons peuvent être nombreuses. Les programmes de prévention, eux, comme les tableaux de maladies professionnelles, restent figés sur un seul risque. Le chercheur synthétise : « Impliquons les travailleurs ! » Lui-même a conçu divers outils de dépistage des risques psycho-sociaux englobant toutes les conditions de travail. Ces outils, utilisés en Belgique, font appel à un dépistage « participatif » des risques. La France, dans le domaine, est encore bien timorée.

Anne-Marie Boulet – VIVA-Mag, permalien

(1)  Rapport d’experts scientifiques de l’Agence européenne pour la santé et la sécurité au travail, à Bilbao. Site : http://osha.europa.eu