Pas jolie-jolie. La réalité fait peur!

Des médicaments tueurs

Une fois militarisées, les innovations apportées par les neurosciences et la recherche pharmacologique permettent d’envisager des armes radicalement nouvelles —telles celles à effet psychoactif ou paralysant, ciblant le cerveau ou le cœur, atteignant la mémoire, les fonctions sexuelles ou autres. Certains scientifiques n’ont pas toujours conscience de leurs propres responsabilités…

Les nouvelles armes de guerre pharmacologiques ont deux visages. D’un côté, un personnage sinistre comme le Dr Wouter Basson, qui travailla sous le régime de l’apartheid sud-africain au développement de produits destinés à des exécutions extrajudiciaires, et dont l’objectif ultime était la mise au point d’armes de « purification ethnique ».

De l’autre, des gouvernements séduits par la notion d’arme « non létale », qui provoque un état de choc temporaire mais ne tue pas. Ces techniques ont le vent en poupe en dépit des avertissements selon lesquels elles sont susceptibles de conduire à une létalité accrue des armes conventionnelles, les personnes choquées par les premières devenant plus vulnérables aux secondes (1), si bien qu’en 2007 l’Association médicale britannique (BMA) — dans un rapport sur l’utilisation de médicaments comme armes — pouvait conclure que la pharmacologie de guerre est inéluctable (2).

Il y a déjà près d’un demi-siècle que les médicaments sont étudiés pour leurs possibilités de transformation en armes de guerre. Du célèbre LSD au gaz BZ, diverses drogues militaires ont été testées sur les humains; le gaz CS a été utilisé à grande échelle durant la guerre du Vietnam. Bonfire, un programme soviétique secret, a tenté de transformer en armes des hormones humaines responsables de certaines des principales fonctions du corps. On ne compte plus les produits chimiques utilisés lors des interrogatoires, ni les diverses substances psychoactives ou paralysantes employées pour inhiber les transmissions nerveuses, infliger la douleur ou causer des irritations (3).

En raison de la nature extrêmement technique de ces recherches, les débats sont restés confinés aux organismes spécialisés dans les armes non conventionnelles, comme le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), le Harvard-Sussex Programme sur les armes chimiques et bactériologiques et l’organisation Pugwash (4). Cependant, la révolution des connaissances dans les sciences de la vie a transformé du tout au tout les attentes et les capacités des militaires en matière d’armement biochimique.

Les neurosciences modernes ouvrent des perspectives inimaginables. On sait désormais reprogrammer des molécules pour qu’elles ciblent certains mécanismes régulant le fonctionnement neuronal ou le rythme cardiaque. Ce qui relevait de l’expérience lourde est de plus en plus informatisé, et les composés bioactifs les plus prometteurs peuvent être identifiés et testés à une vitesse prodigieuse. Ces prouesses, qui font les beaux jours des « jeunes pousse » pharmaceutiques et offrent des espoirs de traitement pour des maladies jusqu’ici incurables, intéressent aussi les militaires.

Ce n’est pas exclusivement aux ennemis et opposants qu’est destinée l’application sécuritaire des neurosciences. En Irak, les Etats-Unis et leurs alliés ont utilisé des drogues permettant d’améliorer la vigilance de leurs soldats. Dans un avenir proche, nous verrons des troupes partir au combat chargées de médicaments accroissant leur agressivité, ainsi que leur résistance à la peur, à la douleur et à la fatigue (5).

La suppression des souvenirs est un des objectifs à portée de main de la pharmacologie : ce n’est plus de la science-fiction que d’envisager, sur le champ de bataille, un personnel militaire au sentiment de culpabilité atténué ou annihilé par des drogues, et protégé du stress post-traumatique par un effacement sélectif de la mémoire.

La tentation économique est forte, surtout quand on sait que les séquelles mentales de la guerre concernent cinq fois plus de soldats que les souffrances physiques, et coûtent une fortune à l’armée. Le rapport de la BMA a donc sonné l’alerte : en dépit des conventions interdisant les armes biologiques et chimiques, les gouvernements « font preuve d’un intérêt considérable pour les possibilités d’usage des drogues comme armes ». Une part de cet intérêt provient de la quête d’armes non létales

En 1999, la commission des affaires étrangères, de la sécurité et de la politique de défense du Parlement européen avait réclamé « un accord international visant à interdire au niveau global tout projet de recherche et de développement, tant militaire que civil, qui vise à appliquer la connaissance des processus du fonctionnement du cerveau humain dans les domaines chimique, électrique, des ondes sonores ou autres au développement d’armes, ce qui pourrait ouvrir la porte à toute forme de manipulation de l’homme (6) ». Les attentats du 11 septembre 2001 ont mis fin à cette volonté de contrôle démocratique des technologies de sécurité. Le complexe sécuritaro-industriel s’est retrouvé seul pilote à bord, avec des budgets illimités (7).

Pour la BMA, l’utilisation d’armes pharmacologiques non létales « est simplement impossible sans engendrer une mortalité significative dans la population cible. L’agent [chimique] qui permettrait de provoquer une incapacité (…) sans risque de décès dans une situation tactique n’existe pas, et a peu de chances de voir le jour dans un avenir proche ».

Le rapport faisait état d’un spectre très large de craintes, concernant les personnels de santé qui participeraient à l’élaboration ou à l’exécution d’une attaque médicalisée ; la collecte de données sur les effets de ces médicaments ; le rôle de la médecine et de la connaissance médicale dans le but de développer des armes ; le double rôle des médecins s’ils devaient, d’un côté, «ne pas nuire» et, de l’autre, défendre la sécurité nationale ; le rôle des professionnels de santé dans la mise à l’écart du droit international…

Ces inquiétudes avaient trouvé une illustration frappante dans l’assaut d’un théâtre de Moscou par les forces spéciales russes le 23 octobre 2002. Plus de cent trente des neuf cent douze otages périrent (un taux de mortalité supérieur à celui du combat de terrain, où il est en moyenne de un pour seize). Accusées d’avoir maquillé les certificats de décès, les autorités n’ont pas dévoilé le nom de l’agent chimique employé lors de l’assaut. Un collectif a dénombré plus de cent soixante-quatorze morts et des séquelles irréversibles parmi les survivants (8). De surcroît, la liquidation de tous les terroristes tchétchènes présumés a renforcé l’idée que l’utilisation de gaz facilite les exécutions arbitraires et évite le recours à la justice.

Le rapport de la BMA exprimait aussi la crainte que la dépendance des fabricants d’armes vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique contribue à abaisser le niveau d’exigence de qualité et de sécurité appliqué aux médicaments. Ecartées pour cause d’effets secondaires indésirables, des milliers de molécules dorment sur les étagères des laboratoires. Elles pourraient être recyclées (9), les recherches relancées, et les essais cliniques délocalisés vers des pays moins regardants. Dès lors que ces substances auront droit de cité dans les opérations de contre-terrorisme, le marché pourrait connaître une évolution florissante.

L’inventivité concerne également la distribution des médicaments : mortier dispersant de grandes quantités d’agent chimique, pistolets de paintball modifiés (10), granules libérant l’agent chimique lorsqu’on les piétine, véhicules robotisés… Par parenthèse, à qui pourra-t-on imputer la mort d’un passant aspergé de gaz incapacitant par un robot « autonome » piloté par un algorithme de décision?

Les conséquences peuvent aller des blessures immédiates à l’apparition de cancers à un horizon de… vingt ans, en passant par des scénarios de ciblage génétique ou de contrôle des émotions, de la fertilité ou du système immunitaire des populations. Le projet Sunshine, élaboré par un groupe spécialisé dans l’information sur les armes biologiques, a mis au jour des documents de l’armée de l’air américaine, laquelle, dès 1994, envisageait de mener des recherches sur le concept « déplaisant mais complètement non létal d’aphrodisiaques forts, surtout s’ils provoquent des comportements homosexuels (11) ». Comment le monde réagira-t-il si un État militaire utilise ce type de drogue?

Il paraît d’autant plus important de stopper ces recherches que rien ne garantit que ces armes, une fois développées, resteront aux mains d’ États « responsables ». Du reste, ne sont-elles pas déjà interdites par la convention sur les armes chimiques, entrée en vigueur en 1997?

C’est là que le bât blesse : une disposition — art. 11.9 (d) — de celle-ci autorise ces armes dans certains cas. Essentiellement pour préserver la peine de mort par injection et le maintien de l’ordre par recours aux gaz lacrymogènes. Mais cette disposition crée ainsi une faille dans laquelle l’antiterrorisme s’est engouffré. Et, dans une période marquée par la violation des normes internationales, des civils et des combattants risquent d’être bientôt visés collectivement par ces armes d’un nouveau type.

Par Steve Wright Professeur à la School of Applied Global Ethics, Leeds Metropolitan University, Royaume-Uni. Article « pioché » dans la revue bimestrielle  « Manière de Voir » N° 126 – Le monde Diplomatique

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  1. Robin M. Coupland et David R. Meddings, «Mortality associated with use of weapons in armed conflict, wartime atrocities, and civilian mass shootings : Literature review», British Medical Journal, Londres, n° 319, août 1999. Lire aussi « Hypocrisie des armes non létales», Le Monde diplomatique, décembre 1999.
  2. « The use of drugs as weapons : The concerns and responsibilities of healthcare professionals», British Medical Association, 2007.
  3. Julian Perry Robinson, «Disabling chemical weapons : A documentary chronology of events, 1945-2003 », version de travail non publiée, Harvard-Sussex programme, novembre 2003.
  4. Fondée en 1955 par le philosophe britannique Bertrand Russell, avec le soutien d’Albert Einstein, pour lutter contre la course aux armements nucléaires. www.pugwash.org
  5. Mark Wheelis et Malcolm Dando, «Neurobiology : A case study of the immi­nent militarization of biology », International Review of the Red Cross, n° 859, Genève, 2005.
  6. Parlement européen, commission des affaires étrangères, de la sécurité et de la politique de défense, « Report on the environment, security and foreign policy », 14 janvier 1999.
  7. Cf Ben Hayes, «Arming Big Brother : The EU’s security research programme», TNI-Statewatch, Amsterdam, avril 2006.
  8. « Investigation unfinished », Regional Public Organization for Support of Victims of Terrorist Attacks, Moscou, 26 avril 2006.
  9.  Joan M. Lakoski, W. Bosseau Murray et John M. Kenny, «The advantages and limitations of calmatives for use as a non-lethal technique », College of Medicine Applied Research laboratory, Pennsylvania State University, 3 octobre 2000.
  10. Ces pistolets projettent des billes de peinture, ce qui permet ensuite d’appré­hender les participants à une manifestation.
  11. « US « non lethal » chemical (and biochemical) weapons research : A collection of documents detailing a dangerous program», www.sunshine-project.org