La collision, en août 2012, entre un contre-torpilleur lance-missiles américain, en « opération de sécurité maritime », et un navire japonais n’aura sans doute pas contribué à apaiser les tensions qui planent sur le détroit d’Ormuz, menacé de fermeture par Téhéran. En 1980, ce passage névralgique du commerce pétrolier mondial faisait déjà l’objet de toutes les attentions : les États-Unis craignaient alors les conséquences de la révolution iranienne.
Les soubresauts qui ont ébranlé, en 1979, l’équilibre du Golfe sont d’autant plus graves que 40 % de la consommation de pétrole des pays non communistes transitent alors par le détroit d’Ormuz. La révolution iranienne, la politique de déstabilisation menée par l’Arabie saoudite contre Téhéran et les positions nouvelles occupées par l’armée soviétique en Afghanistan sont autant de coups portés au dispositif de sécurité mis en place par les puissances occidentales pour conserver le contrôle de l’accès aux champs pétroliers. C’est donc vers une nouvelle doctrine stratégique que semblent s’orienter les États-Unis.
De 1971 à 1979, le système de sécurité de la région est fondé sur deux piliers : l’Iran du chah, à qui échoit le rôle de «gendarme du Golfe », et l’Arabie saoudite, qui prend sous son aile les émirats pétroliers et dont les structures, fondées sur un islam conservateur, paraissent offrir un gage de stabilité anticommuniste. La « guerre du pétrole » de 1973-1974, qui aboutit au quadruplement du prix de l’or noir, améliore, au profit des pays producteurs, les termes de l’échange et marque l’émergence de nouvelles puissances financières. Mais elle ne modifie pas les données de base du système de sécurité. A l’heure où les États-Unis se dégagent, non sans frais, du bourbier vietnamien, l’Iran fait figure de puissance-relais chargée d’imposer l’ordre dans une région vitale pour l’Occident.
Cannée 1979 a, par étapes, sonné le glas de ce système. La puissance militaire du chah n’a pas empêché sa chute; le glacis islamique de l’Arabie n’a pas interdit l’agitation intégriste. Landen empire des Pahlavi est soudainement devenu le principal foyer d’instabilité de la région. Après s’être réjoui de la disparition d’un chah qui leur semblait bien arrogant, les États du Golfe ont réalisé que la subversion et la contagion islamique, de même que le «mauvais exemple » du chaos iranien, représentaient pour eux des dangers plus graves encore. La très faible densité démographique, la proportion d’étrangers – qui représentent, dans la plupart des pays du Golfe, plus de la moitié de la population -, l’importance des communautés chiites – près de 60 % à Bahreïn et 30 % au Koweït -, sont autant d’éléments qui soulignent la fragilité structurelle d ces poussières d’États.
De surcroît, les sujets de discorde entre nationalisme persan et nationalisme arabe ne se sont pas évanouis avec le triomphe de la révolution islamique : les petites îles qui verrouillent le détroit d’Ormuz -Abu-Moussa, Petite Tomb, Grande Tomb -, investies par l’armée du chah en 1971, ne seront pas restituées aux Émirats arabes unis auxquels elles appartiennent; les revendications iraniennes sur Bahreïn, pourtant abandonnées par l’ex-chah en 1970, font de nouveau parler d’elles en 1979; l’accord irakoiranien sur la région frontalière de Chat-El-Rab, conclu en 1975 et dont Bagdad souhaite la révision, ne sera pas rediscuté.
A ces multiples facteurs d’instabilité se joignent les tensions que fait naître la politique pétrolière des États producteurs. Le renchérissement de l’or noir, que l’Arabie a fait de son mieux pour limiter et contrôler, est désormais inéluctable. Mais à cette évolution, prévisible compte tenu de l’inflation mondiale, s’ajoutent une méfiance croissante à l’égard du dollar comme moyen de paiement et surtout une volonté chaque jour plus clairement affirmée de limiter les quantités de pétrole extraites.
Pour couronner les appréhensions américaines, la menace constituée par la tenaille soviétique autour de la région pétrolière s’est précisée dans les derniers jours de 1979. Présents en Éthiopie, ayant signé, en octobre 1979, un « accord d’amitié » avec le Yémen du Sud, les Soviétiques ne sont plus, depuis la frontière afghane, qu’à près de quatre cents kilomètres du détroit d’Ormuz. Même le Yémen du Nord, qui était censé servir de tampon entre Aden et l’Arabie, vient de recevoir une importante aide militaire de la part de Moscou.
Les États-Unis ont finalement mis à profit la crise iranienne pour s’engager dans un cours nouveau. La doctrine adoptée consisterait à ne plus faire confiance à des puissances-relais, mais à assurer soi-même, grâce à la combinaison de sa propre puissance militaire et économique, l’ordre menacé.
Les mouvements de la flotte américaine dans le golfe d’Oman, la formation d’une force rapide d’intervention de cent dix mille hommes et la recherche de nouvelles bases militaires au Kenya, en Somalie, en Égypte ou à Oman, constituent le volet militaire de cette politique. Le « gel » des avoirs iraniens dans les banques américaines – qui ne se fonde sur aucune justification économique, mais sur des mobiles strictement politiques – illustre, sur un autre plan, cette même stratégie. La suprématie financière – mais aussi alimentaire et technologique – des États-Unis est telle qu’il n’est pas possible à un pays de sortir à son gré du système. La politique de Washington à l’égard de l’Iran vise à illustrer ce principe. Avec une Chine absente de la région depuis son éviction du Yémen du Sud et une Europe incapable d’offrir une autre voie, les pays du Golfe sont, pour l’instant, obligés d’accepter, bon gré malgré, une domination américaine plus avouée.
Sélim Nassib –Journaliste /Le Monde- Manière de voir N° 125, Oct-Nov 2012